Franz est chocolat /// 7

Mars

 

 

  Devant ma machine à écrire qui attendait désespérément mes doigts depuis déjà plusieurs jours, le cul sur ma dure chaise en bois qui était sur le point de me le rendre carré, un soir enfin clément de mars, j'avalai le dernier carré et lançai dans la corbeille à papiers un joli chiffonnage de carton et d'aluminium. Et c'est là que l'idée me vint. Je sautai du siège et allai ex abrupto récupérer l'emballage.

 

  Faut vous dire que les jours s'alignaient et les mots sur le papier avaient plutôt la gueule de la tendance inverse. J'étais prêt à n'importe quel compromis. Un sujet, un seul, et je te torche le truc. J'avais déjà misérablement négocié une semaine de délais avec mon boss, mais la plaisanterie arrivait à ses limites. Je voyais le moment très proche où un katana bien affuté viendrait me chatouiller la glotte.

 

  Sur ce, donc, je plongeai la tête la première dans ma corbeille à papier et en sortis la petite boulette que je m'étais appliqué à confectionner. En la dépliant, du 86% noir, je m'étonnai de ne trouver qu'en tout petit le nom du confectionneur : Chocolaterie fondée par Victor-Auguste Poulain en 1848. Ah d'accord ! 1848 c'est la date ! La découverte est pharamineuse, dites donc.

 

  Mais quel rapport entre mon épisode à pondre et la Chocolaterie Poulain ? diraient les allogènes. C'est qu'elle se trouve à Blois, rétorqueraient les autochtones. Et qu'ils en sont particulièrement fiers, qui plus est. Ni une ni deux je décidai d'aller y jeter un nez.

 

  Quand il (mon nez), planté au milieu de ma figure et de la place Poulain, huma les molécules aériennes du XXIème siècle que nous sommes, il fut étonné de ne plus rien percevoir des parfums chocolatés qui embaumaient tout le quartier à peine cent ans plus tôt. Mais où donc est parti galoper le petit équidé de la marque ? En Chine, ou à l'autre bout de la ville ?

 

  Je décidai de ne pas me nourrir des deux ou trois bâtiments réhabilités en bureaux et écoles supérieures, et concentrai mon attention sur deux autres monuments restés à l'abandon. La nostalgie, camarade.

  Derrière moi, une grosse masse grisâtre à la tronche de prison, et devant, une bâtisse à celle de gare. J'optai pour la seconde. Pierre blanche et brique rouge. Ardoise bleue. Grandes fenêtres arc-boutées. La vieille grand-mère avait encore de l'allure malgré les hideuses plaques de bois qui masquaient les ouvertures et interdisaient le chaland. Et là, me croirez-vous ? Sans doute non. Un courant d'air à peine perceptible vint me chatouiller les nerfs olfactifs. Oh oh, me dis-je, petit poulain galopant ne serait-il point défunt ?

 

  Au bas d'un panneau qui couvrait ce qui avait dû être l'entrée principale, une petite ouverture allait me permettre de pénétrer dans l'édifice et d'y vérifier mon pif. Soyons un peu rebelle, voyons, avant que l'arthrose ne nous gâte. Mais non. Une grosse chaîne cadenassée avait décidé de m'entraver la rébellion. Accès impossible. Retour case départ. Point final.

 

  Alors quoi, serait-ce tout ? Ce paquet de lignes enfin torchées pour en finir là ? Debout devant une machine à écrire qui refuserait de m'ouvrir une porte ? Dis donc petite Remington, s'agirait de ne pas me planter là et de les faire fonctionner tes vieilles petites touches qui m'écorchent les doigts. Parce que j'en connais d'autres qui ne perdraient pas de temps à la mettre à la benne, la nostalgie.

 

  Je parcourus le plancher de mon bureau de long en large en espérant que l'usure de mes espadrilles me permettrait de trouver un moyen d'explorer l'usine de l'intérieur. Parfois, tout de même, on s'en demande.

 

  Et c'est en faisant le tour de la question et de la pièce que je contournai ladite bâtisse. Un bel enchevêtrement de bastaings, madriers et autres planches de bois consolidait le pignon sud et le privait surtout d'une définitive dégringolade. J'avais ma solution : une ouverture en haut du fronton. J'escaladai la balustrade et varappai l'échafaudage. Fastoche. Après tout, le pouvoir qu'on s'accorde est dans les touches qu'une machine à écrire peut offrir. D'autres avant moi n'en avaient-ils point usées ?

 

  Je vous épargnerai donc, cher lecteur, les difficultés auxquelles je fus en proie lors de cet alpinisme chevronné et vous transporterai directement jusqu'au faîtage, là où l'ouverture allait nous faciliter l'épopée. Permettez-moi d'ailleurs de vous y faire passer la tête. Evidemment, il nous faut être un peu patients pour que nos yeux puissent percer l'obscurité. Mais une phrase supplémentaire devrait pouvoir suffire. C'est fait. Assis sur le rebord de ce qui avait été une fenêtre, les pieds dans le vide, j'encaissai le spectacle, et vous de même.

 

Mon odorat avait eu l'ouïe fine.

 

  Là-bas tout en bas, dans ce grand caisson rectangulaire, haut de plafond et large d'esprit, une multitude d'êtres humains costumés en ouvriers du XIXème s'activaient comme des fourmis. Des jets de vapeurs blanches surgissaient par instant de machines alambiquées. Des torréfacteurs carburaient, des refroidisseurs avalaient des tonnes de grains séchés, des broyeurs mécaniques les transformaient en pâte de cacao puis des broyeurs à meules affinaient la chose. Le tout dans un fracas ahurissant. Et puis cette odeur, mes aïeux ! Ah quelle odeur. A vous faire tourner la tête, le coeur et les entrailles.

  Autour de chaque machine, les hommes s'agitaient en s'épongeant le front, dégoulinant sous leur casquette. Les femmes, assises sur des tabourets, triaient les fèves. Sans parler des tapis vibrants qui les séchaient, les moulins à concasser qui permettaient de séparer la coque du grain, les grands brûloirs, les pileries mécaniques et ces séries de tamis qui faisaient le tri dans tout ce bazar. Plus d'une centaine de femmes, d'hommes et d'enfants, manoeuvres et ouvriers qualifiés, travaillaient comme des esclaves. Seuls les contremaîtres comptaient les doigts qu'ils tenaient dans leur dos. Quant à moi je fermai mon livre et revins à la ligne.

 

  Nous sautâmes, vous et moi, sur une rampe et dévalâmes l'escalier de fer, bien décidés, n'est-ce pas, à en savoir davantage. Cachés derrière un moulin à chocolat, nous gobâmes l'attraction. Faut dire. Tout de même. L'apparation était cocasse. Mais comme vous êtes avec moi, tapis dans l'embuscade, vous ne pouvez donc pas m'accuser de vous mener la barque. Il y a des proximités qui mettent d'accord.

  C'est alors qu'un gamin vêtu d'une blouse trop grande, culotte courte et visage noir de crasse, passa devant nous. Je lui tirai illico la manche.

 

  – Hé gamin, murmurai-je, t'as des bonbecs ?

  – Qu'est-ce que vous dites ?

  – Du chocolat, tu nous en donnes ?

  – Oh non ! C'est interdit ! Et puis c'est trop amer. Faut aller au pliage, c'est là qu'il est bon.

  – Cool, mec !

  – Comment ?

  – Ah ah, le gosse il entrave que dalle.

 

  Là, forcément, il a fallu que vous vous marriez, et bingo nous nous sommes fait repérer. Ça m'apprendra, me dis-je, à entraîner mon lecteur dans mes récits.

 

  Arrivé derrière nous, un type en uniforme noir, un bandeau sécurité autour du bras, des rangers aux pieds et un berger allemand qui les lui léchait, nous déclara qu'on n'avait rien à faire ici, que c'était une propriété privée et que si on dégageait pas tout de suite, il appelait les flics. Vous, pour le coup, vous cessâtes de la ramener et comptâtes sur moi pour nous sortir de là. Bravo la France.

 

  Je me retournai une dernière fois, histoire de profiter encore quelques secondes de tout ce brouhaha olfactif et étouffant qui nous avait emportés au même endroit cent ans en arrière, et constatai que l'usine n'était plus qu'un hanger vide et désaffecté, poussiéreux, gris et moche. Le beau songe englouti. Déçu par la fin de cette histoire, renfrogné comme pas deux, j'attendis le gling sonore de fin de ligne, sortis de la chocolaterie et vous plantai là.

 

  Vous dire ensuite si j'avais de nouveau l'intention de vous prendre avec moi par la main, vous le verriez sans doute...

  ... mais au prochain épisode, bien sûr.

 

 

© Franz Alias

Illustration © François Christophe

 

Illustration © François Christophe

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