Franz fait son Bégon /// 6

Février

 

  Non content de m'imposer un exercice mensuel qui me laissait depuis six mois à bout d'épreuve, Chris Franco, mon tendre éditeur esclavagiste, m'ordonna dans un sourire canin de partager avec lui une soirée musicale. Vous me ferez un exposé de la chose, qu'il m'avait dit, sans oublier de parler bien proprement du lieu, car nous avons des comptes à rendre à nos partenaires, figurez-vous.

 

Non mais vous m'avez bien regardé ? dis-je à voix si basse qu'elle ne s'entendit que dans ma tête.

 

  Sortir par ce froid, me frotter au peuple, partager une promiscuité de salle de concerts, m'assourdir les tympans, sautiller comme un zouave, applaudir ! et qui plus est, sans même pouvoir choisir ni l'endroit ni l'artiste, ni mon accompagnateur ? Bien sûr, avec plaisir. On se retrouve là-bas ? Chouette, j'ai hâte. Merci.

 

  Après un quart d'heure à tourner en rond dans le quartier  –  Mais-où-qu'elle-est-bordel-cette-salle ?  –  c'est avec dix minutes d'avance que je garai ma roulante sur le parking de la Maison de Bégon, rue Pierre et Marie Curie, à Blois. Mais déjà je savais que le plus beau n'était pas vu.

 

  Ah ouais d'accord, super, une salle des fêtes. Tu parles d'une gueule. Ça sent le réveillon de village, le bal de l'asso, la soirée gériatrique du super loto. Misère, on va se la fendre.

 Et mon cavalier qui n'est pas même encore là. J'appelle ? Je laisse un mot ? J'y dis que j'ai crevé ?

 

  Je montai les marches et pénétrai dans l'antre. Mazette, il y avait foule dans la baraque.

  On m'accueillit avec sourire et prospectus. M'invita à prendre un ticket. M'appela par mon prénom et m'ouvrit l'accès sans contre-marque. Fichtre, l'hospitalité est ici un nom propre, et la buvette un argument. Courrons-y (mais conservons tout de même notre mauvaise foi : elle est gage de caractère).

 

  Je m'apprêtai à fendre la foule et jouer des épaules quand on me tapota l'une. Chris Franco, deux verres en main, sourire facial et regard d'épagneul, m'offrit la trinque, tout émoustillé qu'il était à recevoir l'honneur que je lui faisais de ma présence. Force doute.

 

  – Vous allez voir, qu'il me lança, c'est un endroit épatant. On peut discuter autour d'un verre, manger un morceau, voir des expositions, assister à des concerts, apprendre la danse, la musique ou les arts plastiques... (vas-y vieux, pensais-je, fais-moi l'article : c'est autant de phrases que je n'aurai pas à pondre) ... il y a même des cours de langue, des lectures, un festival, et tout ce qu'il faut pour métisser les cultures ! Une maison épatante, vous dis-je.

  Parfait. Mission accomplie, chef ? L'article est fait ? Puis-je vaquer ailleurs, maintenant ?

 

  Car vous conter en détail, cher lecteur, une soirée musicale passée, dans le but de vous y faire venir, serait, vous en conviendrez, aussi houdiniesque qu'une promesse électorale. C'est pourquoi, n'étant ni magicien ni VRP de moi-même, c'est à l'anglaise qu'il serait souhaitable de filer.

 

  Je m'y attelai donc, sans mauvaise conscience aucune, en m'extrayant du flot par une porte de service.

 Derrière ladite, me croiriez-vous, c'était fatras, bric-à-brac et confusion : tous les trésors de l'abondance, aussi bordéliques soient-ils, alliant Ali Baba aux Roms. Un sacré panel de ce qui avait pu traverser cette maison. Un melting pote, mon ami.

  La voilà la vraie richesse du lieu, me disais-je tandis que j'enjambai un nain. C'est ici que tout se mélange, tout se troque, tout s'unit.

 

La cour du Louvre et des Miracles...

 

  Une contorsionniste tzigane jouait des coudes avec un pianiste wagnérien tandis qu'un peintre arménien badigeonnait les murs de peinture bleu turquin. Dos au mur, un conteur prénommé Nourdine déclamait du Shakespeare en yiddish. Un vieux Sénégalais unijambiste jouait des claquettes. J'ai même vu un jeune blanc siffler du blues. Sans parler de ce clown hirsute qui, debout sur un piano, parlait politique.

  – Un verre de Gato Negro, señor ? me proposa une danseuse de flamenco bordelaise.

  – Molière est parmi nous, lança-t-on du haut d'un perchoir.

  – لك الحق صديقي, lui répondit-on.

 

  Je m'immisçai dans le cloaque, contournai des instruments de musique barbare(s), évitai un cracheur de feu, saluai une paire de ridicules précieuses, passai entre les jambes d'un échassier flamand, et retrouvai, comme par hasard, mon Chris Franco en virulente discussion avec un miroir sans tain.

  – 'stufous ? lui demandai-je.

  – C'est Michel qui refuse mon interview, il s'est enfermé dans le bureau.

  – Ah d'accord.

 

  Je continuai ma prospection loufoque en cherchant désespérément la sortie de secours (me demandant tout de même si l'on ne m'avait pas versé quelque substance hallucinatoire dans le verre) quand Franco le rattrapa par la manche. Il semblait à bout de lui-même – imaginez l'angoisse – et me demanda de lui venir en aide. N'auriez-vous point préféré que je jonglasse ? lui proposai-je tandis que ses sourcils circonflexisaient d'étrange façon.

  – L'interview du siècle, vous dis-je. Du jamais vu. Un tremplin phénoménal. Des retombées à vie. Le jackpot, mon vieux. Et pour vous des clopinettes. Vous m'aidez ?

  Mon problème majeur était de n'avoir jamais su lui dire non. Même en palindrome.

 

  Nous retournâmes clopin-clopant jusqu'au miroir sans tain et tambourinâmes sur la porte. Des djembés amérindiens prirent le rythme et le miroir s'ouvrit. Je pénétrai dans la tanière, Franco à ma suite, et fus submergé par l'abondance de fleurs rouges qui remplissaient la pièce.

  Un gros type avec une perruque du XVIIe sur la tête et autour du cou un bavoir en dentelle vint vers nous la mine austère et la main tendue. Nous la lui serrâmes et il nous présenta un vieux grimoire relié.

 

  – Je ne cesse de consulter cet ouvrage. Voyez messires, comme il est riche. N'est-ce pas charmant ? Il s'agit d'une Description des plantes de l'Amérique [1], du Père Plumier, un bon ami à moi, savez-vous ?

 

  Chris Franco et moi nous regardâmes d'un drôle de ton. Mais le bonhomme parcourut les premières pages et nous les lut :

  – « M. Begon, si connu des savants, qui trouve au milieu de ses grands emplois des moments à donner à l'étude des sciences, était pour lors Intendant des Galères à Marseille. Il souhaitait pour satisfaire aux ordres du Roy, de trouver quelqu'un qui put faire le voyage de nos Iles Antilles (où il avait été intendant) pour y faire la recherche de tout ce que la Nature y produit de plus rare et de plus curieux ». N'est-ce pas charmant, messires ?

 

Illustration © Flore Betty

 

  Franco lui fit une jolie courbette et l'invita à commencer l'interview. L'autre ne répondit pas. Il sortit une fleur d'un vase et me la mit dans le nez.

  – Celle-ci n'est pas dans le volume, jeune homme, et savez-vous pourquoi ?

  – Parce qu'elle est dans votre main ? hasardai-je.

 – Vous ne croyez pas si bien dire : elle n'y est pas car elle nous était alors inconnue. Et le père Plumier, en témoignage de sa reconnaissance, lui a donné mon nom. N'est-ce pas charmant, messire ?

  – Pour sûr, lançai-je tandis que Franco prenait des notes. Et maintenant qu'on s'est bien éloigné du sujet, lui soufflai-je dans l'oreille, on fait quoi ?

  Il me tendit son appareil photo :

  – Je fais l'interview et vous, pendant ce temps-là, vous mitraillez les bégonias.

 

  C'est ainsi que je compris, en regardant le parking, que Franco ne m'avait pas simplement invité à sortir de chez moi pour assister à un concert, de plus ou de moins, mais à sortir de chez moi pour pénétrer dans un monde de cultures, grandes ou petites, un monde où l'instruction n'était pas un gros mot. Je compris que cette Maison de Bégon offrait la gifle d'un monde envisageable, un monde riche avec des gens dedans. Et des gens qui mélangeaient leur genre, leurs différences, leurs parcours et leurs visions, que chacun pouvait recevoir, comprendre ou partager dans un lieu commun qui n'était autre qu'une maison de quartier, rare et curieuse.

 

  Vous dire par la suite si cela me fit grandir, vous le verrez sans doute...

  ... mais au prochain épisode, bien sûr.

 

 

© Franz Alias

Illustrations © Flore Betty

 


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