5. Bad moose

 

 

 
  Il y avait chez Clémentine et Martin une tonne de bouquins. Des rayonnages tapissaient le moindre espace de mur. Ça croulait, c'était un bordel monstre. Leur appartement était une effrayante bibliothèque underground.
  Le couple n'était pas seulement collectionneur ou bibliophile excessif, il était de la partie. Leur jeune maison d'éditions commençait à avoir une belle petite résonance chez les libraires et les amateurs du genre. C'est pourquoi j'avais apprécié qu'ils me demandent de passer les voir.

  – Dis donc Manny, tu aimes les Stooges ? m'a demandé Martin.
  – A choisir, je nous écouterais plutôt un bon vieux Velvet, a coupé Clémentine en me mettant dans les mains une tasse de thé à l'odeur équivoque.
  Martin a fait tourner la platine et il est revenu avec une bouteille de bourbon.
  – Il passera mieux avec ça, m'a-t-il lancé en versant dans ma tasse une bonne rasade, tu peux me croire.


  Ces deux loustics avaient l'air de bien s'amuser. J'ai su qu'on allait s'entendre.

 

  Ils venaient d'éditer une nouvelle traduction d'un roman de Dean Moriarty, Les Souterrains Célestes, sorti en 1958 et qu'on ne trouvait plus chez l'éditeur historique. Ils n'en espéraient pas grand-chose, leur satisfaction était juste de l'avoir fait. Car la nouvelle collection de poche qu'ils venaient de lancer, et qu'ils avaient nommée Moose, allait permettre à tous les adeptes de contre-culture de découvrir des auteurs américains mal ou peu traduits. Un recueil de poèmes inédits d'Henry Chinaski allait ainsi voir le jour. J'applaudissais d'avance.
 
  – Mais on continue d'éditer de nouveaux romanciers, tu penses bien. Des auteurs qui n'ont pas froid à la plume, avec de l'envergure. Et des Miller, Fante, Kerouac ou Bukowski, ça court pas les rues, tu peux me croire. C'est dingue les merdes plates qu'on peut nous envoyer, ça nous fait perdre un temps fou.
 
  Clémentine m'a rempli la tasse de son thé approximatif et bizarrement goûteux. Martin a enchainé.
  – Manny, on est tombé sur certains trucs à toi...
  – Oui, a ajouté Clémentine. C'est pour ça qu'on voulait te voir.
  Je me suis enfilé une grosse gorgée de thé, j'ai failli m'étouffer. Mais Martin ne m'a pas laissé reprendre souffle.
  – On va faire dans le météore littéraire. Dans la prose nerveuse. Du corps à corps entre l'auteur et le lecteur, tu comprends ?
  – J'adhère, et même plus, je dis alléluia.
  – Attention, a enchaîné Clémentine, il ne suffit pas que l'auteur place le décor dans une chambre de meublés pourris, ou qu'il nous fasse l'apologie des petits boulots de petite misère, ou que ses personnages soient systématiquement des alcooliques drogués dépressifs et sous emphé, pour que la sauce prenne.
  – C'est sûr, j'ai lancé.
  – « Sex, drug and rock'n'roll » ça veut pas dire uniquement sexe, drogue et rock'n'roll. Ça veut dire qu'il faut un voyage, avec des ténèbres et de la lumière, de l'électricité et du punch. You understand what I say ?
  – Yes.
  – De la déglingue, du désespoir, du sordide : okay. Mais pas du réchauffé. On lance pas la collection Moose pour refaire ce qui a déjà été très bien fait.
  – C'est sûr.
  – Du style oral, certes, ça colle et ça nous plait, mais dans un ajustement littéraire. Pas du « v'là comme j'te cause » ! Du soigné, de l'imagé, du poème, mon vieux.
  – C'est bien noté.
  – Autant dire que la barre est haute. La seconde zone n'est pas une série B.
  – Les amis, j'ai beuglé, je vous aime. Il était temps qu'une maison d'éditions prenne cette voie. J'ai terriblement envie de voyages. Dans ce que je lis aujourd'hui, tout manque de souffle. Le conformisme a envahi les âmes. La misère, uniforme et lisse, pourrit nos créateurs. Oh merde, j'ai envie de pleurer.
 
  Clémentine et Martin ont échangé un sourire complice. Lui s'est enfoncé dans le canapé, elle a levé sa tasse. J'ai contenu un profond renvoi.
  – Je savais qu'on s'était pas trompés sur ton compte, a repris Martin. C'est ce que j'ai dit à Clem quand j'ai parcouru tes trucs, hein chérie ? La symbiose, que je lui ai dit, la symbiose.
  Clémentine s'est levée. Elle a enjambé des coussins et traversé la pièce.
  – Je me suis même dit que tu avais l'âme d'un boxeur, que t'étais sûrement du genre à ne pas avoir peur de la tâche.
  Elle a ouvert une armoire, des dizaines de manuscrits se sont retrouvés par terre. Clémentine en a ramassé un au hasard, et, ses yeux plantés dans les miens, me l'a avancé :
  – Tu corresponds à notre ligne éditoriale, nous disons bravo, car tu l'as parfaitement comprise.
  – Ouais.
  – Félicitations, Manny, tu es le nouveau membre de notre comité de lecture.
 

© Franz Alias