3. Une vie à la fenêtre

 

 
  Voilà. Comme quoi le vie à la maison ne cessait de nous réserver des surprises. J'ignorais qu'un détail des plus dérisoires allait me retourner la mienne.
 
  Mon grand projet pour l'heure était d'éplucher des pommes de terre, et le phénomène, allez savoir comment, s'était mis à germer tout seul. J'avais d'abord regardé dans le tiroir à couverts, puis dans l'évier, enfin sur la table de cuisine. Rien. Pas la moindre trace de l'éplucheur à patates. Et par les temps qui couraient, manquer d'Econome était plutôt mauvais signe.
 
  A tout hasard je demandais à Lisa si l'emplacement officiel de l'objet avait été révisé, mais pas le moins : l'objet (de mon tourment) avait bel et bien disparu.
  « Bon, m'énonçai-je, c'est le chaos, l'imbroglio, et le bordel. Bien trop d'objets encombrent cette baraque. Il y a, comme qui dirait, des choses cachées derrière les choses... »
  Je pris quelque recul et constatai que la surabondance était par trop présente. Ni une ni deux, j'abandonnai mon irrépressible envie de frites et commençai un rangement stratégique. Un tri, devrais-je dire. Une purge, oui.
 
  Lisa s'est alors penchée sur les vinyles et nous a sorti un vieux Kinks de 64. Dès les premières notes, on s'est échangé un double regard de connivence.
  – You really got me, girl, que j'y ai dit.

   – J'espère bien, m'a-t-elle répondu en poussant la manette au taquet.

  C'était parti pour un grand nettoyage de printemps en plein hiver.

 On a commencé par vider les tiroirs et les placards de la cuisine. La sélection, d'abord grossière, s'est affinée à mesure qu'elle passait par la fenêtre. Oh yeah, very rock'n'roll ! « Dis donc Manny, cette boîte de conserve, ça ferait pas trois ans qu'elle roupille là ? – Hop, poubelle !


 – Et ce machin tordu, c'est quoi ? – Aucune idée. – A la benne ! – Cette casserole elle est rouillée. – Au feu ! – Oh yeah ! – Amputons l'excédent, saperlipopette ! Eradiquons le surplus ! Congédions le superflu ! – Allez, nondidiou, larguons les amarres ! »

 

  Le fatras sous la fenêtre s'est mis à gonfler ferme. Et plus nous lâchions du lest, plus la cuisine semblait prendre de la hauteur. Nos âmes aussi. Le principe des vases communicants, somme toute.
 
  La rigolade a duré plus de deux minutes seize. Tandis que je déplaçais des meubles et triais ustensiles et récipients, Elisa mettait dans des cartons deux ou trois robots ménagers, toute une collection de pots à confiture et une batterie de cuisine qui ne méritait pas de vivre un deuxième millénaire. Et les cartons passaient par la fenêtre. Et ils venaient exploser sur le cumul. Et c'était bon.
  Devant chaque objet, on prenait trois secondes pour se poser la question qui change le cours des choses : « En avons-nous vraiment besoin ? » Le bidule s'envolait alors le plus souvent dans les airs, en pleurant sans doute sur l'ingratitude du genre humain. Mais ce que pense un objet, avouez qu'on s'en tape un peu (d'autant qu'il ne devait sa présence, voire son existence, qu'à une mauvaise appréciation de sa réelle utilité).
  On a ainsi revisité toutes les pièces de la maison. On allait en faire des heureux, dis donc, chez Emmaüs, vu que la plupart des trucs n'étaient pas obsolètes. La seule dérogation à notre nouvelle règle était qu'on ne touchait ni aux vieux pinceaux d'Elisa ni à mes vieux bouquins. Histoire que nous ne nous amputions tout de même pas de nos identités respectives.
 
  A la suite de quoi, nos ventres se sont mis à glouglouter. Du coup, on a rouvert les placards. Et il a bien fallu se rendre à l'évidence : la mesure n'était pas notre qualité première. On avait un peu tapé dans l'excès.
  – Ok, girl. Je maîtrise la situation, on fait une liste et je fonce à la supérette.
 
  Il va de soi qu'une fois les rayonnages atteints, je mis notre nouveau concept en pratique. N'acheter que l'essentiel, ne pas s'encombrer, ne pas succomber, savoir dompter ses pulsions capricieuses, et jauger l'utile et la nécessité. Le bien-être est dans la légèreté. Le bonheur ne se rencontre pas dans la possession. Le peu favorise le mieux. Etc. Etc.

 

  J'ai fait fi du dentifrice, fi du vinaigre, ri des surgelés, baby-couches et autres yaourts bifidusés, outrepassé le liquide vaisselle et les bichocos, puis aboli les bouteilles d'eau. J'ai même remporté une grande victoire dans le rayon whiskies.
  Moyennant quoi j'ai froissé ma liste de courses et, fier comme un coq, ne suis rentré qu'avec un tout beau et tout propre et tout neuf éplucheur à patates.
  Parce que les frites, nom de nom, on n'y touchait pas.

© Franz Alias