Le 29ème jour

Une nouvelle extraite du recueil « Confinarium ».

 

  Au vingt-neuvième jour de confinement, Letonsec parlait aux murs. Il faut dire que son appartement était si petit qu’il lui était impossible de faire autrement : sa voix rebondissait sur lui pour peu qu’il la haussât. Mais lorsqu’il chuchotait, la conversation prenait un tour tout-à-fait normal à tel point que personne n’aurait pu croire qu’il était seul.

  Il avait passé la matinée à étudier les circonvolutions aériennes d’une mouche. Il en avait conclu qu’il n’y avait aucune explication logique à ses déplacements. Mais Letonsec n’était ni entomologiste, ni biologiste, ni professeur de sciences naturelles, pas même jardinier.

  Rien jusqu’ici ne l’avait contraint à cette oisiveté forcée qui consistait à s’enfermer chez soi et à attendre il ne savait quoi. Que les choses se tassent ou qu’un vaccin soit enfin conçu ? Il n’avait pas été habitué à tant de temps disponible, à toutes ses heures qui constituaient une journée et dont il prenait pleinement conscience désormais. Il se sentait parfois submergé par tout cet espace de vie qu’il ne devait consacrer qu’à lui-même. Il en ressentait comme une espèce de culpabilité.

  Il décida d’entreprendre de se couper les ongles des pieds.

  Trois minutes plus tard, fier de la minutie et du soin dont il avait fait preuve dans la régularité du travail accompli, il goûtait la fraicheur relative que son plancher de bois offrait à la plante de ses pieds nus. Il consacra ainsi quelques minutes de son temps à parcourir la distance qui séparait le mur de sa cuisine du mur de sa chambre, les deux formant les côtés opposés d’une même pièce carrée.

  « Et maintenant ? », s’interrogea-t-il. « Et maintenant… », lui répondit la cloison un ton plus bas.

  Il admit sans plus de réserve que cette situation exceptionnelle mais durable commençait à devenir d’un ennui mordant, particulièrement insipide, lourdement monotone, assommante. Il eut très envie d’expulser des gros mots.

 

  Il avait passé les premiers jours du confinement à regarder par la fenêtre s’il ne subsistaient pas quelques traces de vie contemporaine, il s’aperçut assez vite qu’aucune distraction n’allait surgir de ce côté-là. Même la vieille dame de l’appartement d’en face, toujours encline à montrer son vieux bout de nez, avait cessé de paraître. Plus personne ne semblait trouver d’intérêt à étudier son voisin.

  Il consacra une heure du huitième jour au rangement de son appartement, puis trente minutes à son nettoyage. La poussière à supprimer restait proportionnelle aux surfaces des meubles en sa possession, c’est-à-dire peu. Certaines choses restaient malgré tout semblables.

  À partir du quinzième jour son journal n’était plus livré, il en accusa le coup le lendemain. Il n’eut pas l’idée de relire celui de la veille, c’eût été contraire aux usages, au protocole, à ses habitudes.

  Il organisa ses journées autour de ses repas, en doublant le temps qu’il consacrait jadis à l’épluchage des légumes, à la mastication et à la vaisselle, les durées de cuisson ne souffrant, quant à elles, aucune fantaisie. L’allégresse quotidienne résidait dans l’écoute d’un jeu radiophonique qui lui permettait de faire entrer dans son intérieur modeste, si ce n’est des êtres humains, du moins leurs voix. Il n’hésitait pas à leur répondre. Les intervalles étaient alloués à la toilette, à une réussite étalée sur la table de la cuisine, à la sieste, à feu la lecture du journal. Bien qu'il ne le fût pas, il lui arrivait de ressentir le sentiment d’être vieux.

  Au vingt-troisième jour, il eut l’idée d’aller voir dans sa cave s’il n’y avait pas un peu de temps à gagner, mais il remit l’aventure à plus tard, histoire de le faire durer davantage. La joie de retrouver ce concept de projet, comme un renouveau inattendu, l’incitait sans doute à prendre son temps pour le réaliser, comme un bonbon qu’un enfant n’avale qu’après l’avoir fait rouler dans sa bouche le plus longtemps possible. Mais peut-être commençait-il bonnement à ressentir cet état proche de la léthargie dont les symptômes envisagent la paresse…

 

  Lorsqu’arriva le vingt-neuvième jour, Letonsec ne savait plus quoi faire.

 

  Ce jour-là, assis sur sa chaise, après un long séjour à ne penser à rien, il se leva d’un bond, comme extrait par une force subite et extérieure à lui, enfila une robe de chambre et des pantoufles, ouvrit délicatement la porte de son appartement, sortit la tête, et comme aucune présence humaine ne semblait avoir pris possession ni du palier ni des escaliers, Letonsec mit un pied hors de la sécurité étroite de son petit logis. Il dévala sur la pointe des pieds les deux étages de l’immeuble en prenant garde de ne pas s’aider de la rampe et s’engouffra dans l’insondable obscurité de la cave. Il poussa de l’épaule la porte du numéro trois.

  Un coup de coude sur l’interrupteur et une lumière jaune et pâle et vacillante éclaira de justesse l'exiguïté du lieu. Il eut vite fait d’en faire du regard le tour, et fut déçu. À part une chaise dont l’assise en paille était percée, un casier à bouteilles vacant, une caisse à pommes chargée de vieux outils, et deux cartons empilés, la cave ne recélait aucun trésor qui lui eut permis de se dire qu’il tenait là matière à extase, ou à occupations. Il s’approcha des cartons et ouvrit le premier : des papiers administratifs sans pertinence. Il ouvrit le second sans espoir particulier : une dizaine de livres empilés de façon judicieuse, certes, mais qui n’émurent pas Letonsec outre mesure.

  Jamais la lecture, hormis celle du journal, ne lui avait apporté plaisir ou réparation, pas même une quelconque distraction. Ça n’était pas de sa faute, les choses étaient ainsi. Il décida malgré tout d'emporter le carton qu'il avait hérité, il n'avait jamais compris pourquoi, d'une tante à sa mère qu'il n'avait jadis connue qu'un été.

 

  Posés à plat sur la table, les onze livres offraient au regard scrutateur de Letonsec leurs couvertures jaunies. Il passait de l’un à l’autre, dubitatif, sans plus oser les toucher. L’idée qu’il disposait de tout le temps nécessaire pour les lire tous, du début à la fin, l’enveloppait d’une angoisse ascendante. S’ils possédaient tous plus ou moins les mêmes dimensions rectangulaires, leurs épaisseurs étaient diverses. Letonsec admettait pertinemment que ce gros-là, il pouvait toujours attendre, il ne serait pas lu. L’idée surgit par conséquent, sous l’effet de cette réflexion anodine, que les autres pouvaient l’être. Il se leva d’un bond et s’éloigna de la table, comme si ce geste pouvait rejeter la conception de son esprit, mais il fallait admettre sans équivoque qu’il était déjà trop tard.

  − Oh et puis merde ! se surprit-il à exprimer, espérant dans un sursaut de dénégation grossière pouvoir se défaire de la perspective. Il souhaitait lutter pourtant. Son regard tomba sur le dernier journal qui trainait sur un coin du lit. Il se prit à regretter ce temps désormais obsolète où la question ne se posait pas, ce temps qu’il consacrait à la lecture des actualités quotidiennes sans que cela ne soulève la notion de lecture. Livre, lire, lecture : des mots qui, peut-être liés à une lointaine souffrance scolaire, faisaient remonter en lui un mélange de crainte, de regret, de honte et de détresse. Un sentiment pour le moins complexe.

  Il s’assit lourdement dans son fauteuil en simili cuir et ferma les yeux, les mains agrippées sur les accoudoirs. Les livres de la table venaient danser autour de lui. « On aura tout vu », pensa-t-il.

  D’un bond Letonsec se leva et d’un geste vif attrapa le plus petit de tous, puis revint s’asseoir aussitôt. Ce livre, son inconscience l’avait déjà repéré, ce qui expliquait la dextérité de ses mouvements. Il le fit tourner entre ses doigts, le soupesa, tenta d’en juger l’aspect. Il fit défiler les pages sans les ouvrir vraiment, sans doute pour s’assurer de la grosseur des caractères. Quelque peu apaisé, il consulta le numéro de la dernière page. Cent vingt-huit. Il le posa d’un geste négligé sur le petit guéridon immédiat. Bien qu’il ne fut pas complètement illettré, Letonsec n’en connaissait de toute façon ni le titre ni l’auteur. Il soupira.

  Dehors le soleil de quinze heures venait s’écraser contre le mur de l’immeuble d’en face, ce qui permettait au petit logement de Letonsec d’être éclairé à peu de frais. Le coin du ciel était bleu.

 

  Les trois premières pages n’étaient que descriptions. Les paragraphes n’étant pas trop longs, leur lecture s’en trouvait moins fastidieuse que s’il se fut agi d’une longue tirade sans fin. De fait, constater que le retour à la ligne était proche du début du texte permettait à Letonsec de mettre son esprit dans une certaine disponibilité intellectuelle. Une sorte de soulagement qui ne freinait pas l’élan.

  La page huit comportait des dialogues.

  Les douze et treize furent laborieuses. Il dut même relire une ou deux phrases, son esprit s’étant égaré incidemment vers quelques images ou réflexions qui n’avaient rien à voir.

  Parvenu non sans peine à la page vingt-huit, Letonsec, en fin de paragraphe, reposa le livre sans le fermer. « À quoi bon ? » se dit-il. Il ne pensa pas à l’auteur, il revit en songe ce qu’il venait de lire, puis reprit sa lecture, curieux tout de même de savoir où tout cela allait le mener.

 

  Lorsqu’arriva la fin de la vingt-neuvième page, Letonsec se mit à rétrécir.

 

  Un imperceptible mouvement intérieur, de l’ordre de ses cellules, s’organisait malgré lui. N’osant quitter les lignes de ses yeux, ni aborder la question scientifique du problème posé, Letonsec s’efforçait de n’en rien faire paraître. D’aucuns auraient pu dire qu’il s’acharnait, lui n’en concevait pas l’idée : il subissait la métamorphose. Ses organes gargouillaient, elles rapetissaient également, de même que ses cellules qui s’additionnaient comme se complètent les caractères d’un mot, les mots d’une phrase, les phrases d’un texte. Et à mesure que la consistance silencieusement sonore des voyelles et des consonnes typographiées envahissait son être, son esprit tout entier s’alphabétisait. Il combinait, littéralement. Quand la page vingt-neuf fut tournée, il n’était plus là.

 

  Pendant ce temps le monde poursuivait sa tâche.

 De-ci de-là, le virus s’amusait à bondir sur les inconscients qui, malgré les recommandations fermes des autorités politiques et les cris d’alarme des instances sanitaires, vagabondaient par les rues sous prétexte qu’il faisait beau et que c’était dommage, tout de même, de ne pas en profiter un peu. « Avant de mourir ? » s’enquéraient les agents.

  Certes il faisait beau. Le printemps, indifférent à l’aspect inédit de la situation, entamait par habitude sa fonction régénératrice sans se douter de rien. Les insectes et les oiseaux n’y voyaient que du bon. L’herbe et l’air également. Mais les décès s’additionnaient. La parenthèse ouvrante du phénomène n’était pas près de trouver son pendant. Celle de Letonsec, quant à elle, se fermait brusquement sur une exclamation.

  − Ah la vache !

  Rétabli en être humain, consistant comme jamais, il venait de s’extraire du roman à l’instant où le livre s'achevait, et en était revenu sans en être vraiment. Dans la pénombre du logis, son corps avait toutefois repris sa grandeur naturelle. Encore ahuri par l'improbable événement qu'il venait de vivre, Letonsec resta inerte pendant un long moment, le temps dont son organisme avait probablement besoin pour se désalphabétiser les cellules.

  Il regrettait amèrement que le confinement l’empêchât de raconter à quiconque son extraordinaire aventure. Du reste, l’aurait-on cru ? Difficile d’admettre, de quelque bonne volonté qu’on puisse faire preuve, qu’il n’était désormais pas impossible d’envisager l’intégration physique d’un roman alors même que son propre personnage n’avait pas été conçu par l’auteur ! Des certitudes s’envolaient. Car même si Letonsec n’était pas bibliophile, il n’était pas non plus si sot, ou crédule, pour avaler le truc sans y trouver quelque chose de surnaturel. Il en était abasourdi, conscient d’être détenteur d’un secret formidable.

  Il est des périodes dans l’humanité où les choses ne tournent pas ronds. Il semblerait que le phénomène soit cyclique. Lorsqu’il ne s’agit pas d’une guerre qui viendrait chambouler nos habitudes, c’est une catastrophe naturelle qui surgit, parfois l’invasion d’un virus mondial. Un domino provoquant la chute du suivant, les choses s’accorderaient à faire n’importe quoi. Ce jour-là, le vingt-neuvième depuis le début du confinement, les protocoles romanesques que chacun pensait immuables se cassaient gentiment la gueule. Letonsec était-il le seul à en faire les frais ? Toujours est-il que la lumière était tombée et que les premières douceurs de printemps de cette journée, Letonsec n’en avait pas pu profiter, occupé qu’il était à vivre une aventure qui n’était pas la sienne.

  Il aurait aimé raconter ce moment, d’autres le nommeraient passage, où il s’était retrouvé à l’arrière du front, loin de la boue et de la terreur des tranchées, aux côtés de ses camarades, membres d’une escadrille d’observation de la Première Guerre Mondiale ! Lui qui n’avait pas même fait son service obligatoire dans l’armée, encore moins dans l’aviation, et qui ignorait tout des grades et des saluts militaires ! Mais passée la stupéfaction des premiers instants, il s’était étonné lui-même de ses capacités d’adaptation et de connaissances, surtout lorsqu’il s’était agi de piloter ce SPAD-16 de 1917, un biplace de 220 chevaux particulièrement lourd à manœuvrer. Qui aurait pu croire une chose pareille ? Sans doute était-il finalement heureux qu’il fût confiné seul dans son petit appartement, comment aurait-il pu expliquer alors sa disparition ? Et puis il l’avait échappé belle, pas comme son camarade le sous-officier Naudin, qui s’était fait descendre à cause d’une panne de moteur qui l’avait contraint à atterrir au hasard des lignes ennemies.

  Lorsqu’il revint à lui, tard dans la soirée, c’est-à-dire lorsqu’il se reconstitua en dehors du livre, une fois le point final typographié dans ses cellules, et après un passage à vide de quelques dizaines de minutes, Letonsec reprit ses esprits comme il put. Car il lui semblait qu’un changement s’était opéré dans son être tout entier : il se sentait rempli.

  Il passa le reste de la soirée, et une partie de la nuit, à se remémorer son aventure. S’effrayant des éclats de bombes et des sifflements de balles, pleurant lorsqu’un camarade tombait, riant avec éclats au mess des officiers, s’émouvant du souvenir d’un lever de soleil sur la campagne embrumée, le palonnier entre les jambes, le passe-montagne sur le nez, lorsque les ailes de son biplace surplombaient les nuages dans un glissement doux, et n’en revenant toujours pas d’avoir vécu un truc pareil. Chaque instant traversé par l’intermédiaire de ce livre faisait dorénavant partie de son histoire personnelle, chaque émotion était inscrite dans sa mémoire. Rien n’en différenciait la force ni la fiabilité, aucunes ne seraient plus illusoires que celles qu’il avait réellement connues. Il savait qu’il n’en était rien, mais les souvenirs, par leur intensité, n’étaient pas dissemblables pour autant.

  Il s’endormit confus, fier et ivre de fatigue.

 

  À huit heures le lendemain, Letonsec musarda dans son lit. Il se remémorait encore.

  À huit heures trente il constata qu’il avait très faim. Il se leva et éprouva le besoin d’étirer ses membres endoloris de courbatures. Puis il décida de taper allègrement dans ses réserves alimentaires. Il avait fait de la place sur sa petite table en bois en empilant les livres dans l’un des coins, et engouffrait quantité de biscottes tartinées de beurre salé et confiturées à la groseille qu’il trempait dans un bol de chicorée au lait. Par les temps qui couraient, le caprice n’était pas très raisonnable. Puis quand il eut achevé de se remplir l’estomac, Letonsec prit un air sérieux : il mettait à l’épreuve ses capacités de discernement. Parfaitement convaincu de la véracité de ce qui avait été vécu la veille, de même que par la fiabilité de son jugement, il en conclut que les choses étaient ainsi et que vouloir donner une explication rationnelle à tout ce bouleversement de la logique n’était pas dans ses cordes, et du reste, ne changeait rien à l’affaire. La conclusion était celle-ci : il avait pénétré les pages d’un roman, s’était incrusté dans l’histoire, et s’en était naturellement extrait à la dernière.

  Pour en finir avec l’expertise, il prit la décision, en toute connaissance de cause, de renouveler l’expérience.

  Il faut le dire, l’affaire ne se passa pas comme il l’avait prévue. Installé dans son fauteuil en simili cuir, pantoufles aux pieds, Letonsec avait en mains le petit livre qui l’avait envoyé la veille faire des culbutes aériennes dans le ciel de la campagne axonaise tandis que la journée semblait n’avoir rien de plus à offrir que ce qu’elle avait déjà proposé trente fois. Il entama sa lecture.

  Relire un livre est chose possible, et ne requiert pas beaucoup plus de dispositions qu’il n’en est nécessaire pour la réécoute d’un disque. Pour Letonsec, repasser les mêmes pages le lendemain de leur première lecture relevait du défi. Outre la gymnastique intellectuelle qu’elle prescrivait au déchiffrage typographique, la plus grosse difficulté résidait dans la motivation qui lui faisait défaut du fait qu’il manquât d’inconnu. N’ayant bénéficié que de quelques heures favorables à la prescription d’oubli, donc insuffisantes, Letonsec connaissait déjà l’action finale de chaque phrase avant même qu’il n’en terminât la lecture. C’était par trop casse-couille. De fait, passé la page vingt-neuf, il ne parvint pas à rétrécir.

  Il se prit à réfléchir et conclut que la situation était similaire dans la vraie vie. Comment trouver de l’intérêt à l’existence si l’on connaissait d’avance la finalité de chaque jour ? Songeant à sa propre situation, il estima qu’il avait bien raison, ses journées en portaient la preuve : confiné entre les quatre murs de son appartement depuis trente jours, il avait vécu chacun d’entre eux comme le précédent. S’était ainsi installé confortablement et malgré lui ce sentiment d’ennui. S’il n’était pas de nature modérée, il se serait applaudi lui-même, étonné qu’il était de se constater capable d’une telle profondeur de jugement. Mais toute géniale réflexion qu’elle fût, elle ne réglait pas le problème.

  Il alla cependant vérifier en se penchant par la fenêtre si une quelconque fantaisie ne passait pas par hasard dans la rue. Il se trouva que non.

  − Donc, si je comprends bien, je ne peux pas rétrécir deux fois dans le même bouquin, dit-il tout haut, − conscient néanmoins du côté saugrenu de cette affirmation. C’est fort contraignant, mais il semble que ce soit logique : l’existence ne permet pas de vivre exactement deux fois la même chose, enfin…, dans la vie classique, pas cette vie particulière. Par conséquent y’a pas, faut que j’en lise un autre.

 

  Il étala de nouveau tous les livres sur sa petite table en bois et se mit à les étudier scrupuleusement. Il cherchait dans les titres quelque indice qui lui permît de connaître à l’avance où il allait mettre les pieds. Ce nom-là était parfaitement inconnu, ce titre-ci lui disait vaguement quelque chose, mais il fallait bien admettre que ses connaissances littéraires possédaient des lacunes manifestes. Il en vint à regretter de n’avoir pas été plus réceptif aux enseignements de ses professeurs lors de son instruction obligatoire, et de n’avoir pas même survolé les pages culture de son quotidien lorsque celui-ci l’était encore, peut-être y aurait-il appris que ce roman qu’il tenait dans les mains, écrit soixante-dix ans plus tôt, avait été adapté au théâtre l’an dernier. Il n’aurait pas ignoré de ce fait que l’entièreté de l’action se déroulait dans l’exiguïté d’une cellule de prison. Par bonheur, ou scepticisme, cette lecture ne lui dit rien, et il reposa le livre. Son regard fit de nouveau le tour de la question. La chose était complexe. Enfin, son attirance l’orienta à s’emparer de ce petit-ci, à la couverture verte, dont le titre offrait en trois mots la promesse d’un pays lointain. Bien mal lui en prit, car s’il est agréable de voyager par l’esprit grâce à la lecture d’un livre, confortablement installé dans un fauteuil, il est un autre divertissement que de se retrouver physiquement dans le Grand Nord américain à courir après un filon hypothétique au milieu de trappeurs rustres et violents et sentant fort la peau d’ours mal séchée dans un milieu hostile et des conditions de vie extrême. Ça, Letonsec l’avait omis. Et lorsqu’à la trentième page il se trouva les pieds dans la neige, par moins vingt-cinq, au fin fond d’une forêt épaisse, une hache à la main avec mission de rapporter du bois à la cabane, il y a fort à parier qu’il s’était mis à choir dans la nostalgie de ses petites pantoufles.

  Par chance, le roman n’était pas long, et il fut rapidement de retour dans son modeste logis qui jamais ne lui fut si douillet, si intime, si chaud, si sec, et si sécurisant. Petit, certes, comparé à la beauté terrible de la nature qu’il venait de quitter, mais tellement confortable ! Il se précipita sous la douche, désireux d’effacer cette puanteur de bête pourrie dont il était imprégné et profiter du bonheur charitable de s’ébouillanter le derme.

  Puis il dormit profondément le reste de la journée. Il en manqua son rendez-vous radiophonique, sauta un repas, ne réalisa pas de réussite, et n’étudia pas de mouche. Les choses semblaient partir à vau-l’eau.

  − Ah la vache ! se prit-il à expulser à peine un œil ouvert.

  Il faut reconnaître que la situation était pour le moins cocasse. Letonsec avait tout de même vécu en deux jours deux situations extrêmes qui eurent mérité, admettons-le, plusieurs mois de vie chacune. L’espace-temps, jusqu’ici défini comme un concept possédant deux notions indissociables, devenait une théorie qu’il était bon de réviser. Mais Letonsec n’était ni scientifique, ni physicien, ni philosophe, pas même jardinier.

  Il se contenta de trouver la chose extraordinaire, c’était plus simple.

  Après quoi, à la page trente-et-un du trente-et-unième jour de confinement, il alla traverser à dos de cheval les provinces sibériennes de la Russie, de Moscou à Irkoutsk, pour informer le Tsar d’une trahison tartare qui le menaçait. Il mit deux jours à s’en remettre.

  La page trente-quatre du trente-quatrième jour le fit entrer dans le bureau des homicides du lieutenant Wheeler qui le prit pour un détective privé à la recherche du mari volage d’une blonde plantureuse qui se révéla être la maîtresse de l’assassin de son mari. Il manqua d’être pris pour l’amant mais Wheeler, à qui on ne la faisait pas, parvint à déjouer le tour.

  Lorsqu’il pénétra la cent-douzième page du nouveau livre qu’il tenait dans les mains, Letonsec eut du mal à comprendre les paroles en latin du curé à qui il avouait préférer prêcher en patois pour mieux être compris de sa paroisse. Il lui était toujours nécessaire, quel que soit le nombre de pages lues au préalable, de recourir à un laps de temps adaptatif qui lui permettait d’acquérir ipso facto des connaissances appropriées. Grâce à dieu, le curé ne lui demanda pas d’illustrer ses propos sur le champ.

  Plus le temps passait, plus il était indispensable à Letonsec de se lever de bonne heure. Lire deux cents pages analogues au deux-centième jour de confinement ne se faisait pas en deux minutes. Et il regrettait d’avoir attendu le cent-quarante-deuxième jour pour se décider à lire ce livre dont le nombre de pages possédait un chiffre de moins. Sa lecture ultérieure ne lui permit donc pas de rétrécir. C’était dommage, car l’héroïne était jeune et belle, avec son chapeau d’homme, et le paysage indochinois des plus magiques. Il aurait bien aimé, lui aussi, traverser le Mékong dans ce bac, et rejoindre cette pension de Saigon qui l’aurait vu, peut-être, devenir l’amant de la jeune femme à la place de ce riche banquier chinois. Mais ça n’était pas arrivé.

  Il se réconforta en voyant qu'il lui restait encore ce gros livre qui l'avait rebuté au départ. Mais la misère qui l'attendait dans l'Oklahoma aurait raison de son enthousiasme, et ce fut sur la route 66 en direction de la Californie, avec sa famille dont les cultures venaient d’être détruites par une tempête de poussière, que l'espoir d'une vie meilleure allait peut-être enfin tordre le cou de cette Grande Dépression. Mais Letonsec en revint le front grave et la psyché dans les talons. Quand ça veut pas, ça veut pas.

 

 

  De fait, au deux-cent-vingt-huitième jour de confinement, n'ayant plus rien à lire de neuf qui eut pu l'envoyer quelque part, Letonsec parlait de nouveau aux murs. Mais l’aventure ne s’acheva pas ainsi, car au détour d'un angle, tandis qu'il faisait les cents pas dans son petit appartement hermétique et verrouillé, soit une quinzaine d'allers-retours, il tomba nez à nez avec une personne, debout face à lui et paraissant autant étonnée de se trouver là que Letonsec, bien incapable, lui aussi, de comprendre d’où elle avait bien pu surgir. Oui, une personne, là, subitement présente dans son appartement fermé à clé.

  Après un temps incertain où chacun digéra sa stupéfaction, Letonsec prit la décision, non sans une bonne prise d'élan, de l'interroger :

  − Je ne voudrais pas paraître goujat ou mal accueillant, mais peut-on savoir ce que vous foutez là ?

  − C'est-à-dire que vous n'allez sans doute pas me croire, dit l'intrus en parcourant du regard l'intérieur exigu du logis. Ce qui est spectaculaire, M. Letonsec, c'est que vous et votre appartement correspondez précisément à l'idée que je m'en faisais. L'auteur de votre histoire, dans laquelle je me trouve, a fait preuve d'un génie remarquable.