Franz chez Big Ben /// 9

Mai

 

 

  Ô ma petite bourgade ! Ô la drôle allégresse de parcourir tes rues ! Ô le joyeux rayon de soleil qui vient enfin chatouiller nos âmes penaudes ! Hauts les coeurs et bas les pattes. Que n'avais-je vu tes trésors enfouis ? Tes fières allures quand tes gens badins s'échangent leurs doux sourires ? Tes murs de pierres et leurs secrets millénaires ? Ton patrimoine municipal. Ta vie provinciale. Ton hiver qui s'achève en juin.

 

  Après un gros soupir asphyxiant, je tirai un trait sur ce paragraphe piteux de niaiseries et sortis de chez moi, un soir non pluvieux, voir un peu dehors s'il allait s'en passer, des choses.

 

  J'arpentai les trottoirs tout juste asséchés, et comme rien ne semblait encore tenir ses promesses, c'est vers du bruit de verre brisé que je décidai de diriger mes pas. Tiens, des humains qui braillent. Chouette, alors. Allons nous mêler à la populace. Peut-être y trouverons-nous quelques coups tordus à prendre ?

 

  Je pénétrai dans une ruelle pavée du vieux Blois, les volets des façades étaient clos, les lampadaires montaient la garde, la lune avait une tête de caribou. Au bout de là, une foule s'agitait. Des bouteilles de bière étaient brandies au-dessus de certaines têtes tandis que d'autres roulaient au sol. Splach, une chute. Arghgreugreu, un rire. La vie, quoi.

 

  A hauteur de la troupe, je levai le nez sur la vitrine devant laquelle s'agglutinait la masse humaine. Il s'agissait d'un troquet. Un bar. Un débit. Une échoppe. Quoi d'autres ? Des individus qui s'échauffent, titubent, gueulent et s'embrassent, verre et bouteille en main, ça n'est pas devant la préfecture qu'on en voit surtout. Je contournai l'obstacle quand un type aux cheveux blancs et lunettes noires vint apaiser des consciences.

  – Calmos, les enfants. N'allez pas perturber les ébats de ma voisine.

 

  J'en profitai pour suivre ledit zigue qui retournait s'engouffrer dans la multitude. Il passa derrière le comptoir tandis que je tentai de l'atteindre. Ça jouait du blues au fond du troquet. Un groupe de musiciens avait l'air de s'activer avec succès. Du moins le présumai-je, car il me manquait un bon trente centimètres pour surplomber la soixantaine de têtes qui brimbalaient en rythme. Ça humait bon le bétail, et pour cause, le sus-je après, il s'agissait d'une soirée boeuf.

  J'en profitai pour scruter le décor. Saperlipopette, osai-je me dire, quel bordel. Voilà de quoi occuper toute une soirée lorsqu'on manque de conversation. Affiches de groupes, dessins approximatifs, guirlandes de Noël, dédicaces, pass pour backstage suspendus aux poutres, souvenirs de voyages improbables, plaques minéralogiques américaines, photos encadrées, petites annonces, tiens ! un sous-tif abandonné par une amoureuse éconduite. Et toute une paperasserie de petits mots plus ou moins doux griffonnés sur des sous-bocks, des caricatures du taulard : un livre d'or à plafond ouvert, en somme.

 

Bouse + Loose = Blues

 

  J'en étais là de ma contemplation quand un type me tendit une guitare. Gratte-moi ça, qu'il me lança. Désolé mec, suis indisposé, lui répondis-je. Bon, prends le micro dans ce cas. Que dalle, j'y rétorquai, j'ai soif dans ma bouche (le type devait me prendre pour un autre). J'allai illico tenter de me rincer la glotte. Bras dessus, bras dessous, jouant des coudes, qui au ventre, qui aux reins, j'atteignis le comptoir plus assoiffé que jamais.

  – Hey tavernier ! j'm'appelle Mickey et j'veux ma mousse.

  – Tiens, v'là Minnie, dit-il en posant un galopin sous mon nez.

 

  J'attestais en direct ce qui m'avait été annoncé auparavant, que le boss maîtrisait la repartie. Paraîssait même qu'il prosait pas mal, que sa clientèle d'habitués n'était pas avare de ses répliques et réflexions fouillées. « La démocratie est un régime qui donne la liberté de dire qu'on en manque », déclara-t-il à mon voisin de coude qui se plaignait d'être enrôlé dans une génération muselée. Je profitai d'un flottement dans l'air pour vider mon bock et commander une pinte.

  – Ecoute Ben, on est dans la merde jusqu'au cou, continua mon voisin, alors d'accord, ça laisse la bouche encore libre, mais tu avoueras qu'on peut l'avoir mauvaise.

  – De quoi, l'haleine ? rétorqua le Ben dans un sourire complice. Ecoute plutôt les musiciens, mon ami, ça va t'aider à alimenter ton blues.

 

  Après trois pintes chacun, mon voisin et moi commencions à bien nous tenir. On était sur le point de devenir des potes pour la vie. Notre conversation était bellement fleurie sauf que les répliques de l'un n'avaient rien à voir avec les réponses de l'autre. Mais ça n'avait pas l'air de nous poser le moindre problème. J'ai soudain eu une lueur de lucidité lorsqu'il entama le sujet de la dératisation des maisons closes. J'ai pas pu développer la chose, une information majeure vint me frapper la méninge : me fallait trouver les chiottes de toute urgence.

 

  Après quelques nouvelles coudées franches et un coup de pied involontaire dans un ampli, je me suis empêtré dans un rideau rouge. Me suis alors trouvé dans une arrière-cour transformée en succursale. Au milieu des quinze mètres carré trônait un baby-foot. Un France-Italie était sur le point de changer l'Histoire. Mais j'ai pas vu qui qu'a gagné. J'ai dit pardon m'sieur dame en tentant d'atteindre l'escalier qui me semblait mener là oùsque je pensais. A mi-hauteur, j'ai trouvé une porte ouverte marquée W.C. Me suis félicité de la perspicacité de mon intellect. Sauf que pour accéder à cette pièce, fallait savoir lever le genou hyper haut. La marche faisait bien cinquante centimètres. J'y suis grimpé à quatre pattes, comme j'ai pu, mais j'ai fait chou blanc. L'inscription sur la porte était un piège sacrément vicieux. J'ai descendu la marche comme je l'avais montée et j'ai poursuivi la grimpette de l'escalier. Tout ça pour vous dire que ce que je vivais là, c'était du lourd. Et je vous parle pas du poids de ma vessie. Mais si ça vous intéresse pas ce que je vous raconte, vous pouvez toujours rester en bas, rien vous oblige, n'est-ce pas.

 

  Parvenu au sommet, suis tombé sur une porte. Je l'ai poussée. Et c'est bien dommage que certains d'entre vous n'aient pas pris la peine de me suivre dans l'escalier, parce que ce que j'ai vu là, je l'ai jamais vu ailleurs.

 

Blues is not dead

 

  La salle était séparée en deux par une vieille armoire. Une valise en métal, posée dessus, semblait tenir la poutre. Dans la première partie de la pièce, c'était une grande table de jardin en plastique blanc, avec des chaises autour et des gens dessus. Dans la seconde, des matelas à même le sol. Une femme était allongée sur. J'ai tiré une chaise de sous la table et me suis assis.

 

  – Hello everybody, que j'ai dit aux deux vieux blacks qui sirotaient leur whisky.

  – Everyday I have the blues [1], me chanta l'un.

  – I can't be satisfied [2], fit l'autre.

  – Nobody knows you when you're down and out [3], lança la femme de derrière l'armoire.

  – Ok ! j'ai répondu, y' a de l'ambiance ici.

 

  Du coup, B.B. King a pris sa guitare et s'est mis à improviser. Muddy Waters s'est emparé d'une bouteille de bière et a fait glisser le goulot sur les cordes de la sienne. C'est alors que Bessie Smith s'est jointe au groupe et a commencé de fredonner un air triste de sa voix grave. J'en ai oublié mon envie de pisser.

 

  Le mélange a tenu un bon bout. J'ai vu les anges, un sourire débile aux commissures. Ben s'est pointé quand B.B. King entama Lucille. Il s'est posé à mon côté en m'expliquant que toutes les guitares qu'il avait possédées, il les avait nommées Lucille. En souvenir d'un jour qui aurait pu lui être fatal. Dans une boîte où il jouait un soir, deux hommes se sont battus. Ils ont bousculé un bidon de kérosène qui faisait office de chauffage. Tout a brûlé, mais B.B. King s'est engouffré dans les flammes pour sauver sa Gibson acoustique. Il a su le lendemain que les types s'étaient battus pour une Lucille.

 

  Après quoi, Muddy a posé la bouteille de bière qui lui avait servi de bottleneck. I feel like going home, qu'il s'est pris à bourdonner en se levant. Ben me souffla à l'oreille qu'un 1948, le stock de l'enregistrement de cette chanson s'est écoulé en une journée, ce qui lui permit de partir à Chicago. Moi j'avalai tout. Ben semblait en connaître un rayon et les vieux bluesmen leur affaire. La bière que j'avais ingurgitée se transformait en petit lait.

 

  Puis bessie s'est mise à gueuler. Je sais pas pourquoi. Elle posa brutalement sa tasse de café sur la table et passa dans la cuisine en braillant I need a little sugar in my bowl.

  – Stand by me, lança B.B. King.

  – Baby please don't go, ajouta Muddy Waters.

  Elle a une voix douce, la dame, me chuchota Ben, mais faut pas s'y fier. Un jour, elle a surpris son homme avec une de ses choristes. La fille s'est fait cogner, et le type, elle l'a poursuivi en lui tirant dessus avec un revolver. Je sais pas si elle a réussi à l'atteindre. Sans doute que oui.

 

  Là je ne l'ai pas vu venir. J'ai juste sursauté comme un con lorsque sa main est venue brutalement frapper la table sous mon nez. J'ai levé la tête et j'ai vu Ben en face de moi qui souriait de toutes ses dents. Ça foisonnait dur tout autour. J'avais du coton qui s'effritait dans les oreilles. Un type à côté m'a demandé si j'avais besoin de me faire dératiser. Je l'ai regardé un bon moment sans savoir où j'avais déjà vu cette tête. En me reculant, j'ai failli tomber du tabouret. Je me suis posé la question de l'étanchéité de la vie, mais j'ai pas cherché à en savoir davantage. J'avais surtout un affreux besoin de me soulager. J'ai payé mes consommations et suis sorti prendre l'air.

  

 J'ai pris la ruelle et m'en suis retourné vers chez ma maison, un petit défaut de parallélisme dans les godasses. Penaud tout de même, je me suis dit qu'un de ces soirs, je reviendrai au Ben's Blues Bar. Parce qu'avoir le blues était bien meilleur qu'avoir le bal musette.

 

  Et si je doutais de la vérité de cette histoire, je ne pouvais mettre en cause la véracité de mon rêve. J'avais là de quoi me faire tenir le blues jusqu'au lendemain,...

 

  ... ou jusqu'au prochain épisode, bien sûr.

 

 

© Franz Alias

Illustration © François Christophe

 

Photographie © François Christophe

Le site du Ben's Blues Bar


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Commentaires: 1
  • #1

    Wuli (lundi, 28 avril 2014 23:54)

    Bon,
    j’ai toujours un métro, que dis-je, un train, un cargo, de retard… J’étais en vacances, je le suis toujours paraît-il… Je ne suis pourtant jamais libre. Mais cela n’est pas mon propos.
    BRAVO, BRAVO à FRANZ,
    Quel beau voyage en mots à ses côtés dans cette rade qui semble une belle île à toutes les utopies échouées que nous sommes… Je ne connais le Ben Blues Bar qu’avant l’heure bleue; deux fins d’après-midi post- blanches nuits entre vieux frères et je garde de ces deux haltes un très bon souvenir . Me voilà, avec l’envie renforcée de connaître ce bar à l’heure du Blues ( pour moi souvent nocturne quoique…). Rien ne m’empêche me direz-vous, d’y courir mais encore bleusaille du navire, je ne connais jamais ma prochaine escale.
    Longue route à Alias!