Franz a les « foi » /// 3

Novembre

 
 
  C'est une lettre anonyme glissée sous ma porte qui me mit la puce à l'oreille, et ce n'est pas juste une expression. Il faut vous dire qu'elle avait une sale mine, dégoulinait, et laissait entre les doigts des effluves nauséabonds. Une lettre tout droit sortie de l'antre putride d'un ordurier corbeau.


  « Convoie-toi aillors et a l'ensus de nostre chiesedeu, n'enquerre pas davantage, vile maroufle, fors que prestement tu veuilles estre effienté. »

  Hou là là, me dis-je.
 Le gueux épistolier aurait-il une légère infortune psychologique ? Ou c'est-y que quelque chose m'échappe ?
  N'empêche, soit c'est de l'approximatif françois, soit c'est de l'humour abscons. Dans les deux cas ça m'enrichit.

Illustration  © Flore Betty

 Mais après tout, nous ne sommes pas là pour freiner la rigolade. Prenons donc une loupe et étudions de plus près les hiéroglyphes. Et que nous apparaît-il, outre l'aspect répugnant de la missive ? Une injure ? Une intimidation ? Une tournure maladroite et pour le moins étanche qui nous propose d'aller nous faire cuire un œuf ? A nous, indigne rustre ? Oh mais changez de ton, cher ami masqué, nos pieds ailés n'ont pas de chaînes, et nous foulerons la terre promise comme il nous siéra. Nananère.
 
  Vous dire l'étonnement auquel je fus en proie, tout de même, lorsque je compris qu'on sommait obligeamment mon humble personne de ne point se rendre vers l'église – la cathédrale, de surcroit – que j'avais mentionnée dans ma bafouille de l'épisode précédent [1] ! Le trouble, l'effarement, que dis-je, la stupeur !
  Mais alors... Aurais-je donc des lecteurs ?
 
  C'est ainsi qu'après traduction [ici], grattage de tête, d'oreille, et par esprit de contradiction, je décidai d'aller y voir de plus près. De la menace faisons fi, braves gens, et narguons les injonctions, que diable. N'est-il pas désolant de voir un cocher manquer le coche ? Si omnes ego non, dirait-on avec pompe. Et vlan.
 
  Gonflé à bloc et fort comme un roc, invincible dans mon dédain confiant, et bien destiné à en découdre, j'entrepris ma marche vers le monument en question, en plein jour parce que tout de même.
  Je commençai par ébaucher le tour de la question en remontant la venelle du Pourtour Saint Louis, histoire de laisser à la cathédrale toute la supériorité légitime que les siècles lui conféraient et la perspective dominante qu'elle offrait. Oh que l'être humain est tout petit face aux grandeurs qu'il est capable de pondre. Et vice versa.
  J'usai mes rotules aux marches de la place et pénétrai dans l'édifice. C'est en constatant l'absence de paroissiens que me vint l'idée, la belle idée, de m'y faire enfermer. Ne m'avait-on pas raconté qu'il y régnait la nuit quelque mascarade ? Une populace anonyme recluse dans les tréfonds obscurs des soubassements de l'antre ? Peut-être aurais-je l'audace, oh oui oui, d'y rencontrer quelques dieux, ou diables, ou sbires des deux. Sans parler de la menace qui planait dans l'air. Fichtre, je me voyais déjà vous concocter une menterie des plus profanes, frétillant d'avance, que j'étais.
 
  Mais j'avais encore un peu de temps avant que les rayons de la pleine lune s'amusent à traverser les vitraux de l'abside et chatouiller l'auréole du Saint Louis. Profitant de l'occasion, j'allais déambuler vers le déambulatoire, histoire d'être en accord avec les lieux. Que de barbus chez les Chrétiens, me dis-je en scrutant les vitraux.
 
  C'est alors que passant devant l'entrée de la crypte, je décidai de prolonger l'aventure en pénétrant dans le ventre du colosse. A l'instant de poser le pas sur la première marche de l'escalier, les orgues se turent, et ma descente fut assourdie par un massif silence de cathédrale...
  La crypte avait tout l'air d'une crypte, bien qu'elle fut une ancienne église, et rassuré de la constatation, j'en fis le tour. Slalomant entre les piliers trapus, louchant sur les croisées d'ogives, et contournant le chœur, je poussais chaque grille rencontrée dans l'espoir d'une ouverture sur l'interdit. Que dalle.
 
  Je les voyais pourtant, les couloirs, derrière les grilles, qui se perdaient dans l'obscurité propice. Les boyaux de pierres taillées et les zones d'ombre. Ah, la galopade heureuse si j'avais été Quasimodo.
 
  Mais des pas dans l'escalier se firent entendre.
 

Illustration © Flore Betty

  Je cherchai un coin pour me cacher. Il n'en manquait pas, pour sûr. Mais comment appréhender, dos collé au pilier, un « coucou c'est moi que v'là » jaillissant à droite tandis que je regarderais à gauche ?
  Où donc ? Là-bas mais c'est bien sûr : un renfoncement, vite, cachons-nous dedans. Oups, c'est le caveau des évêques. Trop tard.
  Accroupi entre deux murs, face aux tombes (mes excuses Monseigneur Louis-Théophile Pallu du Parc, 1851-1877 , mais vous savez comme moi que nous sommes tous de passage), je tâchais de concentrer toute mon attention aux murmures qui me parvenaient de l'autel de la crypte. Ne serait-ce point, glissant sur mon front, une sorte de sueur froide ?
 
  Reprends-toi mon vieux, tes lecteurs te regardent.
 
  Des bruits de clefs. Des grilles qui grincent. Des allumettes qui craquent. Des bruits d'étoffes. Et des messes basses... Manquerait plus que les orgues se remettent à rugir. Moyennant quoi l'imaginaire s'enflamme. Le problème était que je ne pouvais me permettre de jeter un oeil sans risquer d'y jeter le reste.
  Les types – quoi d'autres ? – prononçaient des paroles quelque peu opaques, et ça n'avait rien à voir avec l'épaisseur du mur contre lequel j'effritais mon dos. De douteux et gutturaux gargarismes à connotation latine voire français vieux, pas franchement crédibles mais singulièrement anticatholiques, sortaient de je ne savais quelle glotte. Mais peut-être que l'auteur de ces approximations se trouvait être un esprit errant, une âme perdue ayant gardé la capacité de s'exprimer, un ancien mortel échappé d'un cimetière broussailleux, un oublié des oubliettes qui tenterait un ultime retour ? En tout cas, il savait mettre l'ambiance.
 
  N'était-ce pas l'ombre de crucifix que les encapuchonnés levaient sous les croisées ? Les lumières que je voyais vaciller sur les piliers n'étaient-elles pas des reflets de flamme de bougies ? Et cette odeur d'encens, épaisse et entêtante, oh mais c'est du souffre, mes aïeux !
 
  Je tentai le coup et tendis le cou. Bingo. Une confrérie pure souche ! Me voilà dans de beaux linceuls. Le dos d'une masse humaine en robe de bure me tournait le ventre. Une autre forme anthropomorphe et bossue se tenait près d'une grille et en laissait entrer d'autres, voutées et claudiquant en savates. Le chef, car toujours il en faut un, tendait ses bras maigres et ses doigts crochus vers un ciel qu'il ne percevait pas et prononçait d'incalculables propos vomitifs sur une population qui n'était ni là pour l'entendre ni là pour le voir. Ouh le vilain lâche. Ça sentait le corrompu, le fielleux mouchard, l'infernal pervers et l'odieux calomnieux. La crème de la bassesse provinciale et embusquée. Mazette, il s'en passe des choses grossières dans le dos des braves gens. Tiens, une vipère qui sort de sa bouche :
 
 
« Estrichons le faquin avec nos bedanes ! » [2]
 
 
  Je ne pouvais pas indéfiniment rester cloîtré entre mes murs et subir l'outrageux spectacle, il fallait agir. Que n'avais-je pensé emporter quelques gousses d'ail ? Un pieu ? De l'eau bénite ? Un balai ?
  Etonnante la propension qu'on a, nous autres, à ne pas prévoir le mal.
 
  Puis il me vint une idée. Non seulement je me devais de sortir du guêpier dans lequel je m'étais fourré tout seul – comment auriez-vous pu sinon vous délecter de ces quelques lignes ? – mais je devais aussi sauver l'humanité blésoise de la tentation du pourrissement de l'âme, toujours plus ou moins encline, et laisser cette créature perdue porter seule l'opprobre de tout un peuple en la couvrant du pardon auquel elle-même était incapable de s'abandonner.
  Non, ne me remerciez pas.
 
   Je sortis de ma cachette [3] comme un fou et, chassant l'air de mes mains frêles comme on fait fuir le diable en choisissant le vide comme bouc émissaire – cessons de nous taper sur la gueule, en d'autres termes, – j'invitai les acolytes du bouc à en faire de même. Ebahis de surprise, certains s'enfuirent, d'autres se décomposèrent et les plus durs commencèrent à sentir leur corps se rigidifier.
  – Aggreuubeuleu, dirent-ils.
  – C'est pas le moment de paraphraser, leur répondis-je.
 
  Quelle satisfaction de voir la masse des infidèles se disloquer, partir en lambeaux, ne plus faire corps avec leur gourou à la queue fourchue, bientôt me dire merci. Ah qu'il est bon de faire le bien !
  Mais le méchant résistait et tentait dans un dernier sursaut de m'envoyer son fiel au visage.
  – Nous sommes la Confrérie de la Négation ! Tu ne peux, misérable fripon, annihiler tant de luttes en agitant tes bras ! Il en faut plus que ça pour détruire Notre Ordre ! Oh z'y va, manant, viens te fighter.
  Je m'approchai de lui en ouvrant les bras, et malgré une forte odeur de putréfaction émanant de son haleine viciée, je parvins au prix de moult efforts à prononcer la formule magique :
  – Viens faire un bisou.

Illustration © Flore Betty

  Un tressaillement secoua son enveloppe corporelle, son visage déformé par la haine se figea en une repoussante grimace, sa bouche resta ouverte dans une ultime tentative, ses muscles devinrent pierre, et l'être nauséabond qu'il s'était efforcé de devenir s'immobilisa totalement, grisâtre et sans âme. A peine entendait-on un semblant de ventre qui gargouille... car voilà ce qu'il advint :
 
  Une créature hybride, laide et ridicule, sculptée dans la pierre, dégorgeant toutes les salissures, vices et turpitudes, et projetant loin de la sainteté du lieu les eaux sales des gouttières. La belle reconversion. Surplombant désormais l'édifice, notre Malin ne l'était plus. Il tenait le rôle formidable de faire fuir les esprits démoniaques, ceux-là même qu'il s'était évertué à incarner de son vivant. Les sorciers, démons et magiciens n'avaient plus qu'à bien se tenir : la gargouille veillait.
 
  Quant à moi, voyez-vous, je sortis par la grande porte et m'enfonçai dans les profondeurs d'une nuit sans lune. Et c'est en jetant un dernier regard vers notre nouveau dégorgeoir qui veillait dorénavant du haut de son perchoir sur le salut et la pureté de nos âmes, qu'une étoile particulièrement brillante me sauta aux yeux. Jamais je n'en avais vu d'un tel éclat. Jamais d'une telle clarté. Je savais déjà qu'elle allait m'offrir les prémices d'une nouvelle et fabuleuse histoire... que je me voyais déjà vous raconter.
  Mais au prochain épisode, bien sûr.
 
 

© Franz Alias

Illustrations © Flore Betty


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