Franz court pour pondre /// 2

Octobre

 

 

  Chris Franco, ce fameux éditeur aux idées baroques, m'avait contraint de lui pondre le deuxième épisode quinze jours avant le terme initialement prévu. Imaginez un peu l'angoisse, moi qui pensais me la jouer pépère avec mon train d'avance... Hop hop, au turbin Raoul, ôte tes panards dégueux de ton bureau et cours les décrotter sur les pavés luisants de ma bourgade, s'agirait pas de manquer la correspondance, qu'il m'avait dit, le bougre.

 

  Je vous avouerais qu'en temps normal j'aurais dit « oui Sidi Mon Maître » et que c'est sous le coude que je me l'aurais mis, le number two. Mais voilà, c'était au nom d'un fumeux devoir moral, et quelques menaces physiques, que je me retrouvais un soir de septembre, bruineux à souhait, à les trainer le long du quai Contant – Amédée de son prénom – moi qui ne l'étais point trop.

 

  Je vous épargnerais le descriptif cadastral de ma déambulation nocturne, au risque de m'éloigner du propos. Je vous dirais simplement que si je me trouvais là, à patauger dans les flaques, c'était parce que souvent les intrigues les plus vaseuses commençaient dans les bas-fonds sordides et malfamés des villes ensommeillées. On peut dire que ma mission – celle d'en trouver une – n'était pas piquée des vers.

Illustration © Flore Betty

  Je cherchais un type que Franco m'avait dit pouvoir trouver dans le coin. Un type qui avait l'air d'en savoir long sur tout un tas de légendes qui trouvaient leurs source en Vienne. Mais à force de tours et de détours, de boucles et de crochets, perdu dans un dédale à me mordre la queue, c'était à bout d'humeur que je me plaçai au milieu de la rue des Ponts Chartrains, mains sur les hanches et le menton au ciel :

 

  – Holà les gueux ! éructai-je. Où qu'elle est, la sortie de secours ?

  Rien. Pas de réactions. Le Blésois se terre.

  – C'est-y pas qu'on aurait école demain, des fois ? Et qu'on aurait besoin de respecter son petit quota de dodo ? OH ! Y'A QUELQU'UN DANS L'HEMISPHERE ?

  – Ta gueule ! me répondit-on fort à propos. Ou j'appelle les flics !

  Fichons le camp d'ici, me dis-je, l'autochtone a ouvert des vannes, je sens déjà des remontées d'égouts.

 

  A peine avais-je entrepris un repli stratégique qu'une voix venue du ciel m'apostrophait.

  – T'as perdu ta maman ?

  Je levais la tête et en comptais trois autres au surplomb d'une lucarne.

  – C'est quoi ce bled ? On a décrété le couvre-feu, ou quoi ?

  – Ça dépend de tes ambitions, nous on fête la Libération.

  – Ah ça tombe bien, je suis un ancien résistant. Vous m'autorisez ?

  – Hé les mecs, vous croyez qu'on peut le faire monter ?

  – Vas-y, lança une voix, il est déjà tondu !

  – Viens te joindre à nous, camarade, on est ouverts à toutes sortes de collaborations !

 

  Deux étages, quelques décibels graduellement amplifiés plus loin, et je poussai une porte.

Illustration © Flore Betty

  La fête avait lieu dans un petit appartement douteusement salubre où s'entassait une bonne quinzaine de ressortissants plus ou moins en conflit avec l'attraction terrestre. La Libération qu'ils fêtaient n'était assurément pas celle du jeûne. Je sus dans l'immédiat que j'étais sur une piste hasardeuse. C'est pourquoi j'entrai dans le vif du sujet.

 

  – Salut les branques. Ecoutez, on n'est pas là pour la rigolade, c'est une affaire sérieuse. Je suis sur un gros coup, là, mais j'ai besoin de votre coopération. Qu'est-ce que vous avez à boire ?

  – Vile putain ! jappa mon indigène dans sa langue natale. L'homme est à sec, les gars !

  – A pas que lui, pleurnicha un de ses compatriotes en retournant deux bouteilles.

  – Bon, reprit l'autre. L'accusation est grave. Les tickets de rationnement sont épuisés. Le drapeau noir flotte sur la carafe. Va falloir organiser un sabotage.

 

  Je constatais, non sans surprise, que le Blésois avait de la suite dans les idées et de l'à-propos dans la métaphore filée. N'empêche, j'étais toujours loin de mon sujet.

  – Accélérons l'allure, les amis, dis-je. Les phrases défilent et je sens le lecteur qui s'exaspère. Où faut-il donc aller pour vivre une aventure, foutredieu ?

  Les bougres s'étudièrent l'iris et la musique se tut.

 

  – Sékou ! lança mon hôte.

  – C'est quoi ? lui répondis-je.

  – Sékou. C'est l'homme que tu cherches...

  Comment ce pétoulard de buveur d'eau colorée, rencontré au détour d'un hasard, savait-il que j'étais en quête ? Je sus bien plus tard et à mes dépens que Blois était une petite ville qui savait mal tenir sa langue ni garder ses secrets. Mais peut-être étais-je déjà l'objet d'un quelconque maître-pantin...

  Toujours était-il qu'on m'escorta auprès du gourou en question, après que nous eûmes parcouru quelques douteux détours à travers le labyrinthe des rues secrètes de la cité du bas, et qui nous menèrent à terme devant l'entrée d'une sinistre et sombre impasse.

 

  – Tout doux les gars, dis-je en stoppant la procession. Qu'est-ce que c'est que ce coupe-gorge ?

  – Eh bien l'aventurier, on claque des dents ? On négocie ? On veut son doudou ?

  – C'est que l'endroit ne me semble pas propice, voyez-vous ? Et que je tiens à mes entrailles. D'autant que je ne suis pas certain qu'on retrouve mon corps.

  Un ricanement mal à propos, et trop guttural pour être honnête, me provoqua l'inverse du rassurement espéré. Je me voyais déjà gisant dans une marre de sang, la mienne en l'occurence, reniflé par quelques rats bien dégueulasses, la tête coincée entre deux poubelles, et me demandant – mais est-ce que les morts se demandent ? – si le jeu en valait vraiment la chandelle. Mais mon type s'échauffa soudain.

  – Au bout de cette impasse, vois-tu mon enfant, c'est la Salsa. La Case à Sékou. L'Asile des pas perdus ! L'Edifice de l'Improbable ! Le Sanctuaire du Dernier Recours ! Et qui plus est, le Temple du Rhum Vieux !

  – Tu peux nous croire, railla l'autre, tu ne trouveras nulle part autre lieu plus atypique.

  – Ouais, dis-je en regonflant le torse. Un bar, quoi.

 

  Cela constaté, il était inconcevable qu'un troquet, aussi loufoque fut-il, put avoir jailli de terre à un endroit pareil. Entourée d'immeubles, garages et autres terrains vagues, au milieu de nulle part et coincée dans un repli, seule parmi rien, perdue dans la nuit et définitivement condamnée à le rester, la case à Sékou offrait l'espoir d'un oasis.

 

  – Salut Sékou, interjecta mon gars tandis que le susdit, un grand noir quinquagénaire, discourait des effets antivomitifs du gingembre sur les femmes enceintes, si l'on voulait bien l'incorporer au rhum, bien sûr. Ravi de te revoir !

  – C'est moi, c'est moi, c'est moi, lui répondit-il d'une voix d'outre-tombe.

  – Hé Sékou ! éructa un titubant. Je peux te payer ?

  – Naturellement, naturellement.

  – Merci !

  – C'est moi, c'est moi, c'est moi.

 

  Il y avait masse dans son boui-boui. Et d'aucuns auraient pu certifier que le verre du voisin de coudes n'était pas sifflé par un autre.

  – Je t'amène un type qui court après toi, lui déclara-t-il tout de go.

  L'homme me jaugea sans mot dire, plia un torchon, et vint poser ses coudes sur le comptoir.

  – Reprends ton souffle, m'imposa-t-il de sa voix grave. Tu es arrivé à destination.

 

Illustration  © Flore Betty

 

  Moyennant quoi, une demi-douzaine de verres de rhum plus tard, les choses tournèrent à son avantage. Je ne m'étais pas rendu compte que la cohorte avait fondu, ni que mes chiens d'escorte m'avaient lâché. La salsa que diffusaient ses haut-parleurs centenaires, et qui jusque-là n'avait pas affecté mon appréciation, commençait à me vriller le bulbe. L'occupant savait donner le change. Il n'avait cessé de me conduire par la pensée sur des sentiers ambigus, où dragon hantant le fleuve et diable surgissant rivalisaient dans la supercherie. Où des trésors enfouis attendaient un coeur pur depuis mille ans. Sans compter moult cadavres retrouvés à l'aube, flottant sur les eaux froides. Des histoires à faire tourner du lait maternel que je gobais comme du petit rhum.

 

  Vous les transcrire ici serait bien malaisé. L'opacité des vapeurs les rendrait vagues et quelque peu amalgamées. C'est pourquoi je décidai de quitter les lieux, sain et sauf dans ma globalité, et avant d'en perdre d'avantage, afin non seulement de ne point sombrer dans l'envoûtement partiel mais de garder suffisamment de bon sens pour me permettre à terme d'en faire le tri, de mieux orienter mon enquête, et de chiader la retranscription. Je savais que vous ne m'en voudriez pas. Car parmi le flot d'élucubrations cinoques que l'homme me conta une partie de la nuit, les bribes d'une histoire moins cocasse et bien plus fantastique me revinrent en mémoire sur le chemin du retour. Il était même question d'un monde parallèle et fourmillant, évoluant sous la cathédrale de Blois. C'est vous dire.

 

  C'est ainsi donc que nous nous retrouvâmes, les démons de Sékou et moi, à clopiner sur une chaussée spongieuse vers je ne savais quelle promesse, et quelle péripétie foutraque... que je me voyais déjà plus sainement vous raconter.

  Mais au prochain épisode, bien sûr.

 

 

© Franz Alias

Illustrations © Flore Betty

 


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