4. Je est une pute

 

 
 
    On s'est croisés vers midi. Elle rentrait, je sortais. « J'ai vendu une toile ! » elle m'a dit. J'ai répondu que c'était chouette, qu'elle était la meilleure. J'ai pensé qu'on allait peut-être en profiter pour prendre l'air. J'ai pensé qu'il fallait que je trouve une solution pour pouvoir moi aussi crier un jour dans le corridor qu'un type avait eu le culot, le bon goût, ou la folie de mettre une thune dans mes gribouillages. J'ai pensé que j'étais loin du compte mais que pour le coup, ça serait pépère d'aller voir la mer.
 
  Le barman s'appelait Bob. Il est allé au bout du comptoir et m'a tendu le journal. Peut-être qu'un fait divers tordu allait m'ouvrir une porte. Ou un nom dans la nécro. Une phrase bien léchée qui en amènerait une autre. Le dixième du début d'une idée d'histoire. Et je rentrerais à la baraque en accélérant l'allure, avec déjà en tête une tournure, un rythme, une image, une phrase, une musique, ou même l'idée du siècle. Je balancerais manteau et casquette et crierais à Lisa qu'elle pouvait déjà faire des valises.
 
  Faut dire, l'idée du siècle, ça serait pas la première. Il en était passées des masses, depuis le temps. Mais personne ne s'en était jamais rendu compte. Etonnamment, d'ailleurs. Non content de manquer de perspicacité financière, tous les éditeurs du coin, sans exception, avaient indéniablement des goûts de chiottes.
 
  – J'ai viré un type qui faisait la manche juste devant l'entrée, m'a balancé Bob.
  – T'as bien fait, j'ai répondu, la misère c'est contagieux.
 
   Il m'a servi un café, et j'ai replié le journal. Bob venait de me donner une idée.
 
  J'ai retrouvé Lisa dans son atelier. Penchée sur son plateau, un petit-gris à la main, elle s'appliquait à mettre du relief dans une reproduction à l'huile d'une vieille paire de godasses. Le bébé gazouillait à côté d'elle, assis par terre. Il mâchouillait un coup ses doigts, un coup ses pieds.
  – Lisa ! Embrasse ton homme, il vient encore d'avoir une idée géniale !
  – Formidable ! elle a lancé.
  Elle a levé les yeux, m'a prêté ses lèvres et remis son nez dans son pinceau.
  – Glableuhgleuh, a cru bon compléter le petit.
  Je suis parti dans la cuisine déposer la brique de lait et les macaroni, et suis retourné expliquer la chose à Elisa. Fallait juste que je trouve une solution pour transporter ma Remington sans me briser les doigts.
 
  Le plus difficile a été de faire croire à Bob qu'il en aurait des retombées. Mais il a finalement accepté de me prêter des caisses à bières, deux pour poser ma vieille machine à écrire, et une pour mes fesses. Il a eu peu tiré la gueule quand je lui ai demandé de me donner un rouleau à papier de sa caisse enregistreuse. La gueule de Bob, à vrai dire, était le reflet de la face du monde.
  Il ne me restait plus qu'à coller sur une des caisses un bout de papier « poème à la demande » et de poser ma casquette devant, par terre sur le trottoir.
 
  Je me suis dit que pour attirer mon client, fallait au préalable que je fournisse un peu. J'ai donc tapé une partition sur les touches de la machine, la belle musique, et en ai sorti un tout nouveau poème.
 

Bienvenue

O toi qui passes

Bonjour l'ami

 

Est-ce qu'un poème

Si tu les aimes

Te conviendrait ?

 

Un acrostiche

Ne pèse rien

Et ton pourliche

 

Me fait du bien.

Epargne-toi

Regrets et trouble

Donne une pièce

Elle se dédouble.


 

  Certain que ce coup-ci j'allais casser la baraque. Je me suis rassuré sur la longévité de ma location de trottoir quand Bob est venu me demander ce qu'était un acrostiche. A quoi j'ai répondu n'importe quoi.

 

 

© Franz Alias