La mauvaise graine et la bonne pioche

Une nouvelle extraite du recueil « Confinarium ».

 

 

  Caïn, il faut bien le reconnaître, n’avait pas eu de chance. Le soir qu’il assassina chez lui son frère Abel se trouvait être la veille du premier jour du Confinement : il allait avoir du mal à se débarrasser du corps.

  Quand il ouvrit son poste de télévision pour écouter l’allocution présidentielle, l’ambiance était déjà tendue. Si le Président avait bien voulu s’exprimer d’une autre façon, Abel aurait encore la vie sauve et Caïn l’esprit libre. Mais non, il avait fallu que le destin s’organisât de cette façon en faisant venir Abel chez son frère ce soir-là. S’il avait choisi le lendemain, par conséquent, il n’aurait pas pu s’y déplacer et Caïn n’aurait pas été confronté à ce tracas. Mais les habitudes sont ce qu’elles sont.

  Ils s’étaient disputés et la querelle avait mal tourné. Le mot « consensus » utilisé par le Président avait été le prétexte de cette discorde. L’un affirmait que le téléscripteur, qui transcrivait à l’image les paroles présidentielle, l’avait orthographié avec deux c, l’autre que les trois s étaient en place. Il est vrai que la technique télévisuelle, ce soir-là, n’était pas au paroxysme de ses capacités. La discussion avait ainsi viré au vinaigre et Caïn, qui était le plus fort des deux, ou le plus nerveux, avait percé l’œil de son frère avec une fourchette. Abel avait fort crié et renversé la table, s’était vidé de son humeur, et avait fini par succomber après qu’il eût traité Caïn d’andouille. Ce dernier, ayant mal apprécié l’injure, lui avait donné un coup de pied dans la tête, ce qui eut pour conséquence d’enfoncer la fourchette dans le cerveau et de tuer Abel dans un bruit de tube de dentifrice qu’on écrase.

  Le coupable ne se doutait pas encore du caractère complexe de la situation. À cause de tout ce tintouin, il n’avait pas entendu le passage de l’allocution qui informait les téléspectateurs que la procédure de confinement (même si le terme n’avait pas été explicitement formulé) ne débutait que le lendemain midi. Il n’ignorait pas que les gens seraient particulièrement respectueux des consignes gouvernementales, et ne se figurait donc pas transporter vers il ne savait quel sous-bois le corps inerte de son frère sous le regard de tous. Car si personne le lendemain ne déambulerait plus dans les rues du village, tout le monde allait être à sa fenêtre. Il aurait mieux valu pour lui qu’il se chargeât de la besogne la nuit même, mais la dispute l’avait épuisé et il s’était couché en laissant tout en plant. Son tempérament horticole l’avait plus d’une fois incliné à la procrastination, comme quelqu'un qui préfère les fruits mûrs.

 

  Il faut préciser que le meurtre avait eu lieu en plein dîner, d’où la présence de la fameuse fourchette dans la main de Caïn. Déjà les esprits des deux frères s’étaient échauffés, Abel reprochant à Caïn d’avoir encore préparé une salade de graines quand Caïn se plaignait qu’Abel n’eût toujours pas cessé de se nourrir de viande (Caïn s’était mis au végétarisme depuis longtemps déjà, et peut-être que de se faire traiter d’andouille allait exacerber sa contrariété). Quelle que soit la situation, toutes les raisons étaient bonnes aux frères pour se chercher des noises mutuellement. Un psychologue de seconde zone aurait décelé, sitôt les ayant fait parler, que leur rivalité avait sa source dans l’enfance à cause probablement d’une histoire de préférences. Abel venait d’en payer le prix d’une façon définitive.

 

  Tous les deux possédaient leur ferme dans le même village. L’un cultivait des légumes, l’autre élevait des moutons. Et Caïn avait plus d’une fois été confronté à la jalousie qui procédait de cet état des choses. Il suffisait qu’une jolie fille s’intéressât à lui pour qu’Abel débarquât avec un ou deux jolis agneaux dans les bras. Il allait de soi que la mignonnette s’en retournait avec l’éleveur, les légumes n’ayant jamais rendu les jeunes filles fondues d’amour. Caïn, jurant qu’il le paierait, s’en allait ronger son frein et dégorger ses poireaux.

  Dès le plus jeune âge, les deux frères s’étaient croqué le nez. Il se disait que leur maman préférait le cadet tandis que leur papa se fichait éperdument de l’un comme de l’autre. La vérité était que la mère et le père avaient d’autres chats à fouetter : ils passaient le plus clair de leurs saintes journées à s’envoyer en l’air. Les gamins poussaient ainsi comme ça venait, à se frictionner les encoignures, personne n’étant vraiment dispo pour apaiser les sensibilités et arrondir les angles. La mère se demandait seulement comment elle avait bien pu s’y prendre pour pondre deux garçons si différents.

  La vocation jardinière de Caïn était née à cette époque. Désireux de plaire à sa mère, il s’était investi dans le problème de la pousse de plantes, soi-disant qu’elle appréciât particulièrement les pommes. Quant à Abel, rien n’expliquait cet attrait qu’il avait pour les bêtes, si ce n’était, pourquoi pas, un désir égocentrique de stimuler la vie en les accouplant. Il était peut-être tout simplement sous l’influence paternelle, ou dans l’incitation d’en être aimé. Ce fameux psychologue se serait fait un plaisir d’enfoncer la porte ouverte du traumatisme infantile.

 

  Cette nuit-là, Caïn dormit mal. Quiconque en aurait fait autant pour peu qu’il fût confronté à tout ce bazar qu’il fallait remettre en place : la table, le sang, le corps. Remettre les meubles d’aplomb, passait encore. Le sang à nettoyer allait certes requérir davantage d’efforts, cependant rien d’insurmontable. Mais comment le corps, puisqu’il n’était plus possible de se déplacer aussi aisément qu’avant ? Le laissez-passer qui allait être disponible dès le lendemain ne mentionnait pas l’éventuelle autorisation de circuler pour se débarrasser d’un macchabée. Pas de case de la sorte à cocher. Caïn dormit donc mal, se retourna souvent, rêva beaucoup.

  Il avait été alpagué par une force divine entre deux rayons de supermarché. L’entité lui demandait des comptes, et lui, semblant vouloir rester impassible, remplissait son caddie de viande hachée, et plus il en mettait, plus le caddie se vidait.

  − J’ai pas ma carte de fidélité, avait-il répondu à la divinité avec un soupçon de dédain.

  Autour de lui pendaient des saucisses, qui avaient le goût de l’agacer.

  − Le péché était tapi à ta porte ! lança l’entité dans une sorte de semonce pas sympathique.

  − D’abord t’es pas mon père.

  − J’entends le sang de ton frère crier vengeance depuis la terre jusqu’à moi !

  Caïn sentit que cette discussion était stérile et souhaita signifier à l’essence divine qu’il en avait déjà sa claque.

  − Ça va, t’es lourd.

  Il tenta de dégommer l’entité en lui balançant à travers sa vaporeuse cage thoracique toutes les boîtes de conserve qu’il pouvait saisir, mais peine perdue, le spectre céleste avait le don d’insister : « Tu es maudit et chassé loin du sol qui a bu le sang de ton frère versé par ta main ! » À quoi Caïn répondait que tout doux, c’était du carrelage. Il était sorti moite de ce rêve désagréable, s’était retourné en repoussant sa couverture, et de nouveau engouffré dans son cauchemar, il découvrait les lieux.

  Le supermarché était désormais un grand hall vide et sombre, avec une petite cabane qui se trouvait finalement être un conteneur en tôle. Caïn trouva du repos dans cette boîte bien qu’il fût empli d’un sentiment d’angoisse. Il se disait dans ce milieu interlope que la prison était un lieu d’enfer et qu’on y crevait de faim. Il fallait qu’il aille dare-dare se servir dans les sacs de kiwis, oranges, bananes qui étaient stockés dans l’autre conteneur avant que tous les détenus ne fussent conduits dans leurs cellules. En cherchant la sortie, Caïn, tenant un sac poubelle jaune rempli de victuailles, se retrouva au milieu d’une foule improbable. Il devait jouer des coudes pour avancer un peu, mais à chaque tentative de repoussement, les mains de Caïn s’enfonçait dans leur poitrine. Au bout d’un moment, la situation devenait franchement crispante.

  − Oooooooh, cria-t-il, et la distanciation physique, nom d’une pêche ?!

  Les gens ne s’écartèrent pas pour autant, regroupés autour de lui, ils semblaient éperdument distants. Caïn avait envie de respirer, le plafond bas du conteneur ainsi que la foule commençaient à l’envahir de stress.

  − Où est ton frère ?! reprit l’entité.

  − J’en sais rien ! Je suis pas son gardien !

  − Qu’as-tu fait ? Qu’astufait ? quatufai ? catufé ? catufé-catufé-catufé ?...

  Ça n’en finissait pas, un train à vapeur courait sur le haricot de Caïn, il s’en dégagea en courant comme un fou entre les rayons du supermarché. Il passa devant un employé qui avait une tête de gondole et se retrouva face à un réfrigérateur qui trônait en plein milieu d’une allée. Caïn en ouvrit la porte et récupéra des tupperwares de biftecks, côtelettes et autres triperies. Ils les sortit tous et les jeta en vrac dans son caddie qui avait remplacé son sac poubelle jaune. Parvenu au tapis de caisse, Caïn dit au Président qui scannait les produits en pleurant : « c’est pas si grave, voyons, il suffit d’enfiler des gants », à quoi le Président lui répondait, un peu à côté de la plaque il faut en convenir : « J’ai juste traversé la rue, j’ai juste traversé la rue… », et une grosse larme vint rejoindre les gouttes de sueur qui perlaient à ses joues. Mais le spectre sacré, qui ne semblait pas vouloir lâcher l’affaire, rejoignit le maraîcher, les mains sur ses hanches éthérées.

  − Désormais, le sol refusera tes produits !

  − M’en fous ! lança Caïn. Y’aura toujours une supérette !

  − Tu seras errant et fugitif sur la terre !

  − Peuh…, souffla Caïn avec dédain.

  − Mais Bon Dieu ! Tu vas écouter ce que je te dis ?! s’énerva l’entité barbue sur un ton pas catholique.

  − Oui, dit le Président, il faut écouter ce que dit le monsieur.

  − Oh toi…, dit Caïn, tu ferais mieux de baisser les yeux.

  L’ambiance n’était pas très bonne. La foule, qui semblait être de plus en plus composée de zombies en loques, s’approchait à grandes enjambées irrégulières. Enfin Caïn se posta face à la divinité, las de devoir constamment repousser ses avances :

  − Alors d’accord. Mais si tu me chasses aujourd’hui loin de mon sol fertile, et que je devienne un être errant et fugitif sur la terre, et bien, si quelqu’un me trouve, il me tuera.

  − Fallait pas faire l’andouille.

  À ce mot Caïn sentit monter en lui une colère qu’il ne put contrôler. Il prit sa fourchette et l’enfonça dans l’œil de l’entité, mais il passa à travers et dans l’élan glissa par terre.

 

  Le réveil fut brutal, autant qu’il pourrait l’être pour qui se retrouve brusquement en bas de son lit, le nez dans son plancher.

  Caïn reprit ses esprits et estima, par les bribes superficielles que le souvenir de son rêve lui suggérait, que non vraiment, tout ça n’avait pas de sens. Il se leva, enfila une salopette, et partit trainer ses savates jusque dans la cuisine. Il croisa le corps sans vie de son frère et le bazar qui l’entourait. Un long soupir, qui n’était que la traduction légitime d’un gros dépit et d’une fatigue anticipée, s’échappa de sa bouche pâteuse. Après qu’il eut soulagé sa vessie dans les latrines limitrophes, Caïn mit en marche son poste de radio. La version musicale qu’il avait en tête du clapotis de son urine lui donna envie d’écouter Claude François, mais l’émetteur diffusait une note d’information qu’il n’eut pas d’autres choix que de porter à ses oreilles.

 

  … merci Chantal. À la une de l’actualité ce mardi le pays placé en confinement total et ce pour une durée minimum de 15 jours il sera donc impossible de sortir de chez soi…

 

  Caïn, pendant ce temps, se préparait un café, les paupières lourdes et le bâillement répétitif.

 

  … forcément dans ce contexte on portera une attention toute particulière ces prochains jours au bilan journalier de l’Autorité Nationale de Santé cette dernière fait d’ailleurs état de 7730 cas confirmés c’est 1097 de plus que dimanche signe que l’épidémie progresse et qu’il est conseillé à tous de…

 

  Il changea de station, agressé somme toute par le flux parolier du journaliste, et tomba sur ce « Mambo N°5 » qui eut le bon goût de lui raviver l’esprit de même que l’arrière-train. Une sorte de bonne volonté s’empara de lui qui l’incita à ranger le bazar de la veille. Il augmenta le volume sonore …a little bit of Monica in my life, a little bit of Erica by my side… Il commença par ramasser la vaisselle sale non cassée, retira la fourchette de l’œil d’Abel et mit le tout dans l’évier. Il dégagea le sol que le corps de son frère empiétait en le tirant par les pieds un peu plus loin dans la pièce …shake your head to the sound, put your hand on the ground… La table fut remise en place, la toile cirée dessus, et un coup de balai eut facilement raison du reste des débris. Il sortit le seau et la serpillère et passa un coup sur le carrelage, puis il s’attaqua à la vaisselle …you can’t run and you can’t hide, you and me gonna touch the sky… Puis vint un bulletin météo des plus optimistes.

 

  Caïn s’assit dans son fauteuil, et se mit à réfléchir à la situation. Son frère et lui étaient deux vieux garçons d’une quarantaine d’années. Bien qu’ils eurent chacun connu des femmes, ni l’un ni l’autre ne surent les garder chez eux plus d’une année. Leur vie n’était pas si simple. Ils avaient même envisagé de s’inscrire à cette émission de télévision qui permettait à certaines citadines de venir dans les fermes offrir leur main d’œuvre et leurs fesses, mais aucun n’avait osé entamer les démarches. Ils ignoraient d’ailleurs comment il était possible de contacter la dame de la télé. Les garçons, toujours à cran lorsqu’ils se voyaient, ne cessaient malgré tout de partager leur vie. Ils soupaient ensemble tous les dimanches soirs, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Mais jamais encore leurs désaccords n’avaient atteint cet apogée. Le dernier fut le premier.

  Caïn se leva et vint se poster à la fenêtre.

  Dans la cour, contre le mur de la grange mitoyenne, le vieux vélo qu’Abel avait utilisé pour venir chez son frère la veille prenait le soleil. Le chat, que Caïn ne nommait pas autrement par souci de commodité et d’économie de réflexion, roupillait tout à côté, les moustaches dans les hibiscus de la bordure. Le potager d’en face, dans l’ombre que lui faisait à cette heure-ci le grand mur du voisin, offrait encore des panais, des salsifis et des topinambours à récolter. Caïn s’interrogea sur ce qu’il allait faire de tout ça, l’idée de tout jeter lui transmit une boule à l’estomac. Il pensa aux moutons d’Abel qui n’allaient pas manquer de mourir de faim et réfléchit à un moyen de les leur faire parvenir. La contrariété de la situation l’incita à formuler de sévères reproches, une fois de plus, sur l’attitude et la responsabilité de son frère. Pas un jour, même crevé, sans qu’il ne fût emmerdé par lui.

 

  Une voiture de gendarmerie pénétra dans la cour à ce moment-là et s’arrêta devant la maison. Caïn sortit et ferma rapidement la porte derrière lui, il put mesurer et se satisfaire de la douce chaleur matinale en attendant que les brigadiers ne vinssent lui parler.

  − Salut Caïn, dit le plus âgé en ne lui serrant pas la main. Rho là là, tu as vu un peu tout ce bastringue ? un vrai pastis.

  − Non, ça va M. Chérubin, j’ai rangé, lui répondit-il sans réfléchir.

  − Je parle de l’allocution présidentielle d’hier soir, tu es au courant ?

  − Ah ? Oui, je l’ai vu à la télé.

  − Voilà. Il est plus possible de se déplacer.

  − Oui m’sieur.

  − À part nous hein ! ajouta le brigadier en montrant son véhicule contre le capot duquel le cul de son collègue était posé.

  Puis il éructa un gros rire sonore que vint compléter celui du collègue. Caïn, par politesse et crainte, tenta d’y participer, mais le cœur n’y était pas vraiment, ce qui n’échappa pas au brigadier Chérubin.

  − Tu as des problèmes, Caïn ? s’enquit-il en stoppant net son rire.

  Le maraîcher ne put retenir une grimace, la présence de ces deux gendarmes ne lui favorisait pas la détente. D’autant qu’il n’ignorait pas les convenances en usage dans le village, dont celle qui consistait à les inviter à boire un canon dans la cuisine, là où gisait encore à même le sol le corps froid du frangin. 

  − Ça vous dit, des légumes ? reprit-il. J’ai des cagettes pleines que je sais pas quoi en faire.

  Le brigadier Chérubin interrogea son collègue du menton. Caïn, désireux de s’éloigner de l'entrée de la maison, n’attendit pas sa réponse et les dirigea vers la grange. Il en ouvrit la grande porte et tourna l’interrupteur. Des caisses de légumes, prêtes à être livrées, remplissaient plusieurs planches posées sur des tréteaux. Il s’empara d’une, qu’il plaça sur une autre, et les mit dans les bras du brigadier qui n’eut pas d’autres choix que de demander à son collègue d’ouvrir les portes arrières de la Kangoo. Le jeune cessa de se curer les ongles et souscrit aux ordres. Caïn sortit deux autres caisses de la grange et les plaça lui-même dans le coffre. Le jeune réintégra sa place sur le siège passager.

  − Faut vite aller les mettre au frais, lança-t-il en fermant les portières.

  Le brigadier Chérubin le remercia au nom de toute la brigade, s’engouffra dans son véhicule, mais au moment de démarrer, il aperçut le vélo d’Abel.

  − Tiens, ton frère est là ?

  Caïn sentit brusquement ses aisselles couler à flots.

  Il songea que les choses pouvaient tourner au vinaigre en moins de temps qu’il ne lui fallait pour considérer la situation. Ce qu’il fit d’ailleurs. Jamais son esprit ne fut aussi réflectif. Une solution évidente, qu’il pouvait facilement mettre à exécution était de s’emparer de son fusil, là, tout près, dans la grange dont la grande porte était restée ouverte.

  Deux pas à faire, le fusil, posé debout à l’entrée, et déjà dans ses mains. Caïn, vif comme jamais, deux pas dans l’autre sens, la crosse contre sa hanche, à hauteur de la vitre ouverte de la Kangoo, le regard vitreux du brigadier qui n’a pas le temps de se poser une question, et la décharge qui lui fait exploser la tête.

  Le collègue, assis à trente centimètres, dans le souffle et par réflexe, a fermé les yeux pour ne pas se prendre un morceau de cervelle. Il dégouline de projections sanglantes, de fragments d’os et d’un restant de scalp qui lui couvre une partie du front, l’autre cartouche est pour sa pomme.

  Un cliquetis sec et braoum, deuxième déflagration et deuxième tête qui part en lambeaux. Ça n’a pris que quatre secondes. L’habitacle de la voiture ressemble à un abattoir clandestin.

  Reste que les coups de feu ont violemment résonné dans la cour.

  À cette saison personne ne chasse le sanglier, et encore moins si près des habitations. Le père Noé, en voisin curieux, ne va pas tarder à rappliquer. Il faut aller chercher d’autres cartouches.

  C’est chose faite. La boîte est sur l’étagère, à gauche de la porte de la grange.

  Caïn ouvre le fusil et en insère une dans chacun des deux canons. Il referme la bascule dans un claquement sec. Il en glisse quatre autres dans la poche de sa salopette.

  Puis il sort de la grange.

  Son pas est sûr.

  Il passe devant la voiture des gendarmes dont le pare-brise, désormais opaque, renvoie de jolis reflets vermillon au soleil de dix heures.

  Le chat, à la première détonation, a détalé le ventre à plat le longs des murs, et s’est tapi derrière le poulailler. On n’est pas près de lui voir le museau.

  Caïn traverse la cour, il se dirige justement vers le poulailler.

  Le chat s’écrase au sol au moment où les chaussures du maître lui passent à côté. Ça sent une odeur de brûlé, mais ça n’est pas le moment d’entamer un safari dans le jardin, mieux vaut fermer les yeux, du moins un : ça rend invisible. Et ça permet aussi de le voir contourner le potager et disparaître derrière la maison aux bêtes.

  Les poules ont suivi l’affaire. Le grand bruit en a fait sursauter huit et pondre trois. Maintenant elles s’expriment pour avoir quelques épluchures.

  Caïn enjambe la clôture du voisin, à l’arrière de l’habitation, là où son champ de carottes flanque le verger aux pommes.

  À cette heure-ci le père Noé doit raboter ses planches, dans son atelier qu’est toujours grand ouvert. Ah non, le bruit. Faut se planquer derrière un pommier. Juste à temps pour voir le vieux sortir de chez lui. Caïn attend un peu.

  Quand les voisins veulent se voir, ils passent toujours par là. C’est plus court que par la rue.

  Sauf que la chienne griffon a déjà bondi de l’atelier et qu’elle sera là avant le père Noé. Tant pis pour elle. Caïn épaule et vise le clébard qui aboie comme s’il venait de recevoir une promesse géniale. On va chasser, hein, on va chasser ? Elle ne finira pas sa phrase de chien, mais il a fallu tirer deux fois : la bête, excitée par la perspective de suivre une odeur, sautait dans les herbes hautes et le soleil à mi-hauteur a gêné la visée.

  Le père Noé, qui a marqué un temps, s’en retourne chez lui en courant, guidé par un brusque instinct de survie qui lui rend la démarche comique. Il lui a toujours trouvé un regard étrange, à ce voisin. Du temps des parents c’était autre chose, des babas cools.

  Caïn doit recharger le fusil. Il fouille sa poche en s’empressant de marcher. Mais il faut monter les genoux dans ces herbes hautes. Il fait claquer la bascule.

  Une cartouche vient percuter le linteau de la porte au moment où le vieux s’engouffre. Caïn court et pénètre dans la maison, il atteint Noé dans le dos au moment où ce dernier s’apprête à sortir par la porte de devant.

  Le vieux tombe à genou, il comprend qu’il meurt mais pas pourquoi, et il s’écrase le nez contre les dalles en pierre, avec une belle série de trous dans sa chemise à carreaux.

  La mère Noé apparait à cet instant, au détour d’une cloison, affolée dans sa blouse bleue à myosotis. Caïn fouille de nouveau dans sa poche, il n’a pas le temps de s’emparer de nouvelles cartouches. La vieille s’échappe par la porte en laissant tomber son torchon. Elle crie comme une petite fille. À son âge, pardon, c'est un peu ridicule.

  Caïn la rattrape en deux enjambées parce qu’elle porte encore ses pantoufles aux pieds et que ses genoux ne sont plus ce qu’ils étaient, avec toutes ces heures passées au bal. Il lui assène un violent coup de crosse dans la nuque. Elle tombe comme un sac. La crosse vient s’enfoncer dans sa joue, lui déformant la boîte crânienne.

  Un grognement derrière, c’est le mâle griffon qui vient défendre ou venger la maison. Une curieuse habitude qu’il a là, le père Noé, de toujours avoir le mâle et la femelle à chaque fois qu’il ramène un animal à sa maison. Le chien sort les crocs.

  Caïn recharge le fusil une nouvelle fois en ne quittant pas le chien des yeux. Les deux dernières cartouches qu’il a dans la poche. Il vise l’animal qui comprend la chose, il sait à quoi sert ce tuyau, depuis le temps qu’il va à la chasse. Mais là c’est pas comme d’habitude, il se tapit au sol.

  Pas le temps de l’entendre pleurer, un coup suffit.

  Voilà l’affaire. Sauf qu’on entend le moteur d’une voiture qui vient de l’ouest. Il est passé dix heures, c’est celle du facteur. Caïn ne s’étonne pas qu’il ne soit pas confiné parce qu’il n’a pas encore pris l’habitude du concept, et qu’il ignore, de toute façon, que la mesure ne concerne pas les postiers.

  La maison de Caïn est la première du bourg, la voiture s’apprête à pénétrer dans la cour quand le maraîcher s’élance dans la rue pour la rejoindre. Elle s’arrête derrière celle des gendarmes. Le facteur, qui veut toujours achever sa tournée avant treize heures, ouvre sa portière sans couper le moteur et s’approche déjà de la Kangoo. Caïn l’appelle.

  Le facteur se retourne et voit Caïn marcher sur lui avec un fusil dans les mains. De tempérament vif, il s’en étonné. Ça et la présence du véhicule de gendarmerie, il doit s’être passé quelque chose. Sans doute aura-t-il une anecdote à raconter tout à l’heure au Café de la Poste. Il tend ses trois lettres à Caïn qui tire sa dernière cartouche à moins de quatre mètres, sans épauler, directement dans le ventre du postier qui pense à une mauvaise manœuvre en même temps qu’il est projeté au sol. Il voit Caïn passer à côté de lui sans qu’il ait l’air de s’en inquiéter. Il voudrait lui dire que oh, mais ça fait trop mal, il préfère geindre.

  Caïn est parti chercher des nouvelles cartouches dans la grange. Il songe que la boîte s’est bien vidée, qu’il faudra penser à en racheter, mais que bon, une fois n’est pas coutume.

  Il retourne en tirer une à bout portant dans la tête du facteur qui, entendant les pas de Caïn, venait de se dire qu’il allait être aidé, mais en fait, non.

  Caïn pense qu’à part le père Noé qui a reçu sa décharge dans le dos, tous les autres ne ressemblent plus à rien.

  Une bergeronnette grise qui passe par là, si elle avait été en mesure de s’intéresser à autre chose qu’à la chasse aux mouches, aurait aperçu le corps d’une chienne perdu dans les herbes hautes d’un verger. Elle survole une toiture sans se douter qu’elle recèle la dépouille du père Noé, parce qu’elle ne possède pas une vision traversante, et ignore le corps de la mère Noé gisant dans le jardin de devant, non loin de celui d’un chien roux. Elle plane au-dessus d’un mur de brique et se retrouve en surplomb d’une cour adjacente. Si elle ne s’était pas intéressée de près à cette file indienne de fourmis, elle aurait constaté la présence d’un cadavre étalé dans la poussière, près d’un véhicule jaune toujours vibrant, de deux gendarmes assis dans le leur, bleu celui-ci, le nez dans ce qui leur reste de menton, et d’un homme debout au milieu de tout ça. Elle n’aurait pas supposé non plus qu’il en était un autre, totalement froid car étalé depuis la veille dans la cuisine de la seconde maison. La bergeronnette grise ne s’intéresse qu’à son casse-croûte. Elle ne se doute pas qu’en s’approchant un peu, elle pourrait voir que l’homme debout est en train de réfléchir très vite, le fusil dans la main droite. Ce fusil qu’il ne serait pas utile d’aller chercher. Même à deux pas. Ces deux pas dans un sens annuleraient les deux dans l’autre. Trop de conséquences, un enchainement de boules de neige. Le fusil posé dans la grange. Un regard dans le vide et des pensées lointaines : voilà l’homme. Les sourcils plissés, la peau moite, des gouttes de sueur sur les tempes. Sans parler de tous ces corps qu'il serait nécessaire de faire disparaître, et les véhicules, qu’aurait-il pu en faire ? Jamais son esprit ne fut aussi réflectif. Une solution évidente, qu’il pouvait facilement mettre à exécution, était de trouver un mensonge.

  − Non, il est pas là mon frère, son vélo il me l’a déposé hier pour que je graisse la chaine.

  Le brigadier Chérubin lui lança un clin d’œil en claquant la langue.

  − Bon, je compte sur toi pour bien rester à la maison, hein. Faudra pas le lui ramener, ce vélo.

  − Vous inquiétez pas pour ça, répondit Caïn, il bougera pas de là.

  Le brigadier fit faire un demi-tour à la Kangoo et sortit de la cour sans omettre d’extraire son bras par la vitre dans un grand coucou de remerciement.

  Caïn pénétra dans la maison, souleva la grande trappe de la cave et fit glisser le corps de son frère par l’ouverture. Celui-ci roula sur les marches du vieil escalier en bois en se contorsionnant n’importe comment, et vint se poser comme un paquet sur la terre battue, un bras enroulé sur la nuque et une jambe à l’équerre.

  Le maraîcher considéra qu’il en avait déjà fait pas mal pour la matinée et referma la trappe. Il se servit un verre de vin blanc qu’il but d’un trait.

  Demain il irait chercher sa pioche dans la grange, la grosse lourde, et creuserait un trou dans la terre de la cave. Creuser des trous dans la terre, c’était son affaire.